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Nouveau nom, Ancien système : autoritarisme des systèmes parlementaires aux systèmes présidentiels

Levent Piskin

| Turquie |

traduit par Louis Souleliac

Dans l’histoire turque, ni le processus d'élaboration de la constitution, ni la démocratie elle-même n'ont été construits sur des bases solides. Depuis sa fondation, la Turquie a utilisé la loi comme instrument pour façonner la société en punissant, assassinant ou massacrant. En d’autres termes, la loi ne suivait pas son sens premier, de règle de droit, elle a plutôt été utilisée comme une arme. Les constitutions, bien sûr, ne sont pas toute séparées de cela. En effet, chaque constitution, à l'exception de celle de 1924, avait été élaborée après un coup d'État de l'armée turque. Ainsi, nous pouvons affirmer que les interventions militaires ont façonné l'architecture institutionnelle et les pratiques de l'État par le biais des constitutions.

Constitution de 1982 : Introduction à l'autoritarisme

Bien que la constitution de 1982 régisse toujours la Turquie, de nombreux amendements ont été apportés à cette dernière1Depuis l’adoption de la Constitution le 7 novembre 1982, juste après le coup d’état, il y a eu 17 amendements. Concrètement, cela concerne 113 de ses 177 articles. . Elle a été ratifiée après le coup d'État militaire du 7 novembre 19822Elle a été approuvée par l’Assemblée Constituante, dont les membres ont été élus par le Conseil de Sécurité National, composé des cinq plus importants généraux impliqués dans le coup d’état des Forces Armées turques. Pour plus d’informations: Ergun Özbudun and Ömer Faruk Gençkaya, Democratization and the Politics of Constitution-Making in Turkey (Budapest: Central European University Press, 2009),, remplaçant la précédente, également promulguée après un autre coup d'État, le 27 mai 1960.

En outre, avant le coup d'État de 1980, la Turquie avait apporté des changements importants à sa politique économique, pouvant être interprété comme une institutionnalisation du néolibéralisme en Turquie. Cependant, il n'y avait pas de gouvernement suffisamment stable pour mettre en œuvre ces mesures et les oppositions sociales ont été réprimées. Sous prétexte du chaos, l’Armée a repris le gouvernement comme au Chili et en Argentine (Tansel, 2017).

De même, le contenu de la constitution, lui-même, n'était pas démocratique non plus3669 codes légaux, dont les partis politiques, le code électoral et le système juridique étaient sous juridiction militaire.. Il restreignait tous les droits politiques et sociaux ainsi que les libertés, et créait un régime autoritaire. Avec la Constitution de 1982, l'exécutif a pris le pouvoir sur le législatif. L'importance de la législation a été  affaiblie et le pouvoir judiciaire est tombé sous le contrôle de l'exécutif. Comme Akça l'a souligné (en 2014), « cela favorisait un État sacré et métaphysique positionné contre l'individu et la société ». En effet, c’est une tradition en Turquie, l’État se positionne au-dessus de la société depuis la création de la République.

Le Parti de la justice et du développement (l’AKP), parti islamiste de centre droit, a accédé au pouvoir en 2002 et s'est vu conférer une autorité extraordinaire par la constitution de 1982.

D'autre part, bien que l'AKP ait obtenu une majorité, Erdoğan était conscient du fait que le pouvoir de son parti était toujours soumis à la volonté des forces armées qui étaient sérieusement impliquées dans la politique et qui avaient le pouvoir de former les gouvernements (Akay, 2008). À cet égard, les discours antitutélaire et les négociations avec l’Union européenne l’ont aidé à définir le rôle de l’armée dans la sphère politique.

Entre-temps, les gouvernements de l'AKP ont réussi à pénétrer dans le système judiciaire et le système structurel de la police. Ils ont pris le contrôle des dispositifs d'État mis en place par le « régime tutélaire ». En outre, ils ont renforcé le pouvoir de l'exécutif à travers les amendements de 2007 et 2010 apportés à la constitution, tout en contrôlant les mécanismes judiciaires. Le pouvoir législatif était déjà sous le contrôle de l'exécutif en raison de la constitution et du système électoral. Par conséquent, l’AKP est devenu rapidement le premier pouvoir de l'État et a commencé à utiliser la règle de droit. Le code antiterreur et la loi relative aux droits de la police ont été immédiatement modifiés en élargissant les autorisations de la police. Les définitions de terreur et de terrorisme devenaient extrêmement vagues. Des juridictions pénales spéciales ont été habilitées à rendre des jugements extraordinaires au parquet, une autre autorisation extraordinaire donnée cette fois à la police leur a permis de réprimer leurs opposants, tels que lors des procès Ergenekon, Balyoz et KCK.

Système présidentiel : Plus d'autoritarisme

 En août 2014, Erdoğan est devenu président. Dès lors, la situation de la constitution a changée. En effet, selon la constitution, le président se doit d’être neutre. Cependant, Erdoğan a continué d’agir en tant que chef du gouvernement de l’AKP.

À ce stade, il convient de mentionner que la question kurde, en Turquie, a entraîné une guerre civile dans les régions de l'est et du sud-est du Kurdistan à partir de 1984. Depuis, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et l’armée turque s’opposent. En raison d’un conflit interne non déclaré, l'état d'urgence était en vigueur pendant 13 années dans les régions kurdes de 1988 à 2002. En dépit du fait que l'AKP ait suspendu l'état d'alerte en 2002, la politique concernant la question kurde n'a pas évoluée. C’est à dire que le gouvernement continuait de considérer le sujet comme un problème de sécurité dans une ligne nationaliste, les interventions répressives dans les zones kurdes ont été multipliées par le biais d'une militarisation massive accompagnée d'une politique de guerre (Aslan, 2011). En 2015-2016, l'AKP a déclaré des couvre-feux dans certains districts kurdes pour une durée indéterminée. Les forces armées ont commis d'innombrables crimes odieux en violant à maintes reprises les droits de l'Homme 4 “Report on the human rights situation in South-East Turkey July 2015 to December 2016”, Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, consulté le 24 octobre 2018, https://www.ohchr.org/documents/countries/tr/ohchr_south-east_turkeyreport_10march2017.pdf.

Il y a également eu une tentative de coup d'État le 15 juillet 2016. Après laquelle, l'AKP proclama immédiatement un état d'alerte (Lowen, 2016), plaçant ainsi l'ensemble du pays sous le régime de la loi de l’État d’urgence et de ses décrets. L’État de droit et les conventions internationales relatives aux droits de l'Homme ont été suspendues pendant cette période 5 “Report on the impact of the state of emergency on human rights in Turkey, including an update on the South-East January – December 2017”, Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, consulté le 24 octobre 2018, https://www.ohchr.org/Documents/Countries/TR/2018-03-19_Second_OHCHR_Turkey_Report.pdf.

Avec ces événements, le gouvernement considérait le système présidentiel (souhaité par Erdoğan depuis des années) comme une nécessité absolue. Depuis qu'Erdoğan et l'AKP sont arrivés au gouvernement en 2002, ils ont constamment montré une tendance à vouloir renforcer l'exécutif. Lors du référendum sur le système présidentiel, Erdoğan a fréquemment mentionné une « Turquie plus forte ». Il a déclaré l'ancien système inefficace. Les défenseurs des systèmes présidentiels ont surtout fait référence à « l’instabilité économique » pour obtenir des voix.

En résumé, avec de nouveaux amendements constitutionnels, le système est passé de parlementaire à présidentiel. Le régime ne s'est pas démocratisé; il est devenu encore plus autoritaire. Les amendements garantissent la pérennité de l'état d'urgence sous lequel nous continuons de vivre. En d'autres termes, un État d’urgence continu est devenu la règle.

Comme le dit Poulantzas (en 2014), « L'émergence d'un étatisme autoritaire ne peut être identifiée ni avec un nouvel ordre fasciste, ni avec une tendance au fascisme. L'État actuel n'est ni la nouvelle forme d'un véritable État exceptionnel, ni, en soi, une forme transitoire sur la route menant à un tel État... ». À cet égard, la situation actuelle de l’État turque n’est guère différente de la précédente. Ce n'est pas un cas exceptionnel pour la Turquie, même s’il est nommé gouvernement présidentiel absolu. La forme d'état habituelle en Turquie a toujours été autoritaire. Nous en faisons aujourd’hui l'expérience dans une version présidentielle.

D'autre part, alors que l'autoritarisme grandit progressivement, les résistances elles, s'intensifient jour après jour contre l'oppression. La répression étant quotidienne, les actes de protestation ne se limitent pas qu’aux opposants du régime. Salon Laclau et Mouffe, la solidarité entre les gens se construit à mesure que les relations entre antagonistes s’accroissent. Cette solidarité ne se limite pas simplement aux mouvements sociaux dans les zones urbaines, elle s'étend aux zones rurales soumises à des exigences écologiques6Pour plus d’informations: “The Green Movement in Turkey”, consulté le 24 octobre 2018, https://tr.boell.org/sites/default/files/perspectives_4._sayi_pdf_eng.pdf, qui cherchent à obtenir des droits sur l’eau avec des centrales hydroélectriques et qui luttent contre les mines d’or.

Les populations pourront toujours s'organiser malgré des répressions et censures colossales. La longévité des hommes turcs, sunnites et hétérosexuels est, malgré toute cette pression, toujours menacée : sous la menace d'une lutte démocratique contre le capitalisme moderne.


 

Bibliographie

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Levent Pişkin | Turquie |

Avocat et militant LGBTI. Il est titulaire d’un Master a Boğaziçi University Atatürk - Institute for Modern Turkish History.

l.piskin@dundee.ac.uk

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