Travailleurs au plus bas de l’échelle
Les défis des migrants égyptiens au Vallée du Jourdain et du espace civique jordanien
Ayman Halaseh, Rawan Rbihat et Hala Abu Taleb.
| JORDANIE |
octobre 2023
traduit par Déborah de Oliveira Spatz
De larges fermes sont situées entre 50 et 133 km de la capitale jordanienne, Amman, dans la Valley du Jourdain, qui s’étend de la mer de Galilée au nord, jusqu’au point où le Jourdain se jette dans la mer Morte au sud. Ces terres fertiles sont l’épine dorsale du secteur agricole jordanien et l’une des plus dangereuses occupations, la majorité des travailleurs étant des immigrants égyptiens.
J’ai d’abord rencontré Tawfiq, ainsi que ses collègues travailleurs égyptiens, au point le plus bas de la surface de la terre. La majorité d’entre eux est originaire des régions agricoles d’Égypte et ont depuis rejoint des fermes de plantations.
Le travail de Tawfiq et de ses compagnons commence avant le lever du soleil, vers 5 h 30 du matin, et dure jusqu’à 15 h, il peut s’étendre encore plus selon la saison agricole et la charge de travail de la journée. Nous sommes arrivés vers 10 h du matin, ils étaient en train de prendre le petit-déjeuner, sur le bord de la route. Le repas a été préparé par l’une des familles pakistanaises vivant sur la ferme, émigrée en Jordanie dans les années 1970.
Tawfiq, ainsi que la majorité des travailleurs égyptiens, est lié à son parrain via le système kafala, malgré le fait qu’il ne travaille pas pour lui. Ce système permet aux employeurs d’exercer un contrôle étendu sur le statut juridique de de leurs employés, les rendant vulnérables à l’exploitation et aux abus.
C’était la saison de la récolte des fruits, pendant laquelle ils commençaient par les premier produits, puis le deuxièmes, etc. Et la majorité des travailleurs a le droit à une pause courte d’environ deux heures. Les employeurs favorisent l’embauche des travailleurs égyptiens et les rémunèrent de façons plus importantes, par rapport aux autres travailleurs. Cela est dû à de nombreux facteurs, comme leur constante proximité avec les fermes en raison de leurs lieux de résidence, ainsi qu’à leur force physique supérieure et leur endurance, par rapport aux autres employés.
Cependant, malgré leurs efforts, les travailleurs agricoles migrants font face à de nombreux obstacles qui limitent leur accès à certains droits fondamentaux. L’un des obstacles les plus importants est le système de parrainage (Kafala):
Tawfiq nous raconte qu’il ne peut pas rendre visite à sa famille en Égypte, à cause du refus de son employeur de lui fournir l’autorisation nécessaire et que celui-ci réclame de l’argent sans justification légale. En plus de cela, l’employeur de Tawfiq retient son passeport ainsi que son permis de travail, une pratique commune en Jordanie, ce qui limite sa mobilité.
En été, les températures dans la vallée du Jourdain peuvent atteindre les 50 degrés Celcius, ce qui expose les travailleurs comme Tawfiq a des risques d’insolation ou de morsures de serpents. Selon l’un des travailleurs qui nous a hébergés, le Ministère de l’Agriculture ne fournit aucun matériel de protection, y compris contre les serpents, et même si l’employeur pourrait le fournir, il le fait rarement car, selon lui, la terre est vaste et difficile à gérer.
Je n’ai localisé aucune clinique de santé d’urgence, ni de trousse de premiers secours sur les terres agricoles. Lorsque j’ai interrogé Tawfiq et l’un des travailleurs pakistanais qui se trouvait à côté à ce sujet, ils m’ont dit que les travailleurs se guérissaient eux-mêmes grâce à des mixtures naturelles ou en ouvrant des capsules d’antibiotiques dont ils appliquaient la poudre sur les plaies ou l’inflammation.
Réseaux informels de solidarité
Selon la loi jordanienne, les non-Jordaniens ne sont pas autorisés à créer des associations ou des syndicats. L’ambassade d’Égypte ne fournit pas de soutien ou d’informations adéquates à ses travailleurs. Ces problèmes sont exacerbés par le fait que de nombreux travailleurs ignoraient leurs droits légaux ou n’avaient pas accès à une assistance juridique. Certains employés ont même été soumis à des pratiques d’exploitation : certains employeurs confisquaient leurs passeports ou les forçaient à travailler sans recevoir de rémunération.
Par conséquent, à travers leurs réseaux sociaux, des réseaux informels de solidarité ont émergé parmi les migrants égyptiens. Tawfiq a expliqué qu’ils consultaient souvent le chef tribal « Sheikh Al Ashera », d’autres travailleurs ont recourt à un dirigeant égyptien connu sous le nom de « Al Umda » pour arbitrer leurs conflits. En raison du manque d’assurance médicale pour tous les ouvriers agricoles, y compris pour les Égyptiens, Al Umda aide également ceux ayant besoin d’une assistance médicale ou de soins médicaux.
L’ambassade d’Égypte ne fournit pas de soutien ou d’informations adéquates à ses travailleurs. Ces problèmes sont exacerbés par le fait que de nombreux travailleurs ignoraient leurs droits légaux ou n’avaient pas accès à une assistance juridique.
« Si l’employeur ne paie pas mon salaire, dans cette région, je peux informer le ‘Sheikh Al Ashera’ de la situation. Le 'Sheikh Al Ashera’ demande le nom de l’employeur et l’appelle pour savoir pourquoi il n’a pas accordé leurs salaires aux Égyptiens. Après une semaine, le Sheikh nous fournit l’argent, s’excuse et informe que c’est notre droit ; s’il ne nous donne pas l’agent, je ne peux rien faire de plus. Je continue à m’assurer qu’il n’y a pas de problèmes. « Je ne suis pas là pour causer des problèmes. »
Alors que nous marchions dans le voisinage, il est devenu évident que la vaste majorité des travailleurs égyptiens résident dans des logements collectifs sans les commodités les plus élémentaires. Tawfiq nous emmène à travers le labyrinthe de commerces qui borde les rues, en pointant les entrées qui ressemblent à des tunnels. La majorité des résidents a choisi de vivre là parce qu’il n’y a pas d’autres alternatives abordables. Ils se divisent tous les mois les 50 JD (70 dollars américains) pour être certains de pouvoir payer. Cependant, il n’y a pas de salle de bain privée. Ces trois appartements se partagent une salle de bain.
Tawfiq nous promène entre les logements et nous dit, en plaisantant, que toutes les organisations de défense des droits humains devraient venir documenter ces résidences. Il dit ensuite, sur un ton triomphant, qu’il s’est récemment échappé de ces résidences et qu’il a réussi à s’installer dans une chambre à l’étage supérieur qui donne sur la rue.
Il semble que les travailleurs soient habitués à ce mode de vie, cependant, ils ont constamment montré leur capacité à endurer ces conditions pour gagner leur vie. Lorsqu’ils approfondissent le dialogue, la majorité d’entre eux affirme cependant, que ce qu’ils vivent est contraire aux attentes qu’ils avaient en Égypte. L’un des travailleurs migrant a conclu ses remarques en déclarant : « Vous avez vu à quoi ressemble ces logements. Est-ce possible pour quelqu’un de vivre confortablement dans ces logements ? »
Les travailleurs agricoles en Jordanie sont exclus de la législation travailliste depuis plusieurs années, ce qui les laisse sans protection salariale, sans couverture de sécurité sociale et sans mesures adéquates de sécurité et de santé au travail. Pour atténuer les sévères conditions de travail, le Conseil des Ministres a publié le règlement n°19/2021 pour les travailleurs agricoles.
Le règlement ne traite pas des exigences de protection des travailleurs agricoles et n’a aucune répercussion sur le recrutement de ces travailleurs. La régulation présuppose que les travailleurs agricoles ont un employeur défini, alors qu’en réalité, ils travaillent quotidiennement dans différentes fermes via un intermédiaire connu sous le nom de « Shawish ».
Cela aura des conséquences sur la jouissance des droits des salariés tels que les congés payés, des logements adéquats et des soins médicaux en cas d’accidents du travail. En plus de cela, il y a de nombreux défauts ; ce qui réaffirme principalement les dispositions de la loi sur le travail et n’ajoute pas de protection substantielle fondée sur la nature de ce type de travail. De plus, un employeur est exempté des droits fondamentaux des travailleurs s’il ou elle emploie moins de trois salariés.
Ces droits incluent la limitations des heures de travail par jour et par semaine, les temps de pause, le droit à 150 % du salaire normal lorsqu’ils travaillent pendant les jours repos hebdomadaire, les jours fériés officiels ou religieux, les jours de congés annuels et d’arrêt maladie, le congé maternité et l’exclusion des travailleurs agricoles des disposition de la loi sur la sécurité sociale, les laissant sans protection sociale.
Peu d’organisations non-gouvernementales locales en Jordanie plaident pour la modification de ce règlement afin que les employés agricoles puissent jouir pleinement de leurs droits, recevoir une protection sociale et être sanctionnés si leurs employés violent leurs droits. Ces organisation incluent Tamkeen for Legal Aid, Justice Center for Legal Aid et Information and Research Center – King Hussein Foundation. En plus de cela, ces efforts utilisent les mécanismes internationaux de droits humains accessibles en Jordanie, tels qu’Universal Periodic Review.
Il est important de reconnaître que l’espace civique en Jordanie diminue, et l’influence ainsi que l’impact des syndicats déclinent, ce qui a naturellement aussi des conséquences pour les migrants égyptiens dans le pays.
En raison de la vulnérabilité de ces travailleurs migrants, il est crucial d’augmenter le nombre d’organisations non-gouvernementales en Jordanie qui fournissent des services juridiques aux travailleurs migrants. En plus de cela, des ONG en Égypte peuvent jouer un rôle crucial dans la sensibilisation à propos des permis de travail, des conditions de travail en Jordanie et sur la manière de surmonter les obstacles en Jordanie, dans les villages égyptiens à partir desquels les travailleurs migrent. Malheureusement, les organisations non-gouvernementales en Égypte et en Jordanie n’ont pas collaboré pour améliorer les efforts et les services.
Ayman Halaseh | JORDANIE |
Directeur du Centre d'Information et de Recherche — Fondation Roi Hussein (IRCKHF) et professeur de droit international et de droits de l'homme.
Rawan Rbihat | JORDANIE |
Chercheuse senior à l'IRCKHF et chercheuse au Hub MIDEQ.
Hala Abu Taleb | JORDANIE |
Gestionnaire de recherche à l'IRCKHF et chercheuse au MIDEQ Hub.