essais

periferias 9 | Justice et droits dans la migration Sud-Sud

Le politique est visuel

Rendre visibles les défis de soins, de violence et de santé auxquels sont confrontées les femmes et les filles vénézuéliennes déplacées grâce à la recherche participative

Pia Riggirozzi, Natalia Cintra, Tallulah Lines et Bruna Curcio

| Brésil |

octobre 2023

traduit par Déborah de Oliveira Spatz

 

 

Il y aura toujours de la lumière pour nos enfants,  par Royra, Juillet 2021, Manaus, Brésil

Des images telles que des photos, des films, des dessins animés ou d’autres formes différentes, sont de puissantes ressources pour représenter des situations politiques aussi diverses que la guerre, les catastrophes humanitaires, les mouvements de protestation, les crises financières, les campagnes électorales (Bennett and Segerberg 2012), ainsi que des véhicules pour des idées, des expressions et des opinions individuelles et collectives. Pour Rose (2012), les méthodologies visuelles contribuent à exposer l’expérience des « personnes ou des lieux marginalisés et privés de pouvoir : les enfants, les ruines, les sans-abris » tout en montrant la manière dont les expériences personnelles et collectives font la politique (internationale).

Rendre visibles les choses et les personnes qui, autrement, seraient négligées met en lumière les injustices et les inégalités quotidiennes auxquelles beaucoup sont confrontés, ainsi que les barrières et les relations de pouvoir qui affectent ceux qui parlent, ceux qui sont entendus et ceux qui (ont le pouvoir) de parler (pour) (voir Harman 2019).

Cela est particulièrement important dans les situations de crise. La manière dont les égalités de genres sont exacerbées et, par conséquent le bien-être, les opportunités et la résilience sont entravés, a été très bien documentée (Grugel et al. 2022). De la même façon, le manque de données disponibles qui expliquent l’ampleur des défis auxquels, par exemple, les femmes et les filles sont confrontées durant les crises, ou les contributions qu’elles apportent pour aider à surmonter les situations les plus adverses peuvent également créer un biais en termes de ce qui est défini comme étant une crise urgente, nécessaire, ainsi que des solutions.

Malheureusement, pour de nombreuses situations mondiales clés, les données sur l’inégalité de genres sont manquantes ou incomplètes, ce qui ne permet pas de reconnaître comment les crises ont un impact unique et disproportionné sur les femmes et les filles et sur la manière dont on doit concevoir des politiques qui répondent à des situations de manière à soutenir et à renforcer leur propre résilience pour résister aux crises futures1(Grantham et Eissler 2022).

À partir de ces affirmations, nous nous concentrons sur le caractère distinctif de ce genre de crises migratoires vénézuéliennes sous une perspective du genre et personnel, en conceptualisant et en rendant visibles les histoires et les luttes pour les droits humains des femmes et des filles déplacées, qui ont été forcées à quitter leur lieu de résidence à cause des crises politiques et humanitaires et qui cherchent à restaurer leur vie dans les droits et la dignité. Nous contribuons, en particulier, à combler les lacunes dans les connaissances sur les besoins et les risques en matière de santé sexuelle et reproductive des femmes déplacées, en contribuant aux données primaires avec des femmes vénézuéliennes au Brésil, en 2021, concernant leurs réalités de genre dans un contexte de déplacement forcé. 

La recherche a été menée dans le cadre du projet Redressing Gendered Health Inequalities of Displaced Women and Girls in Contexts of Protracted Displacement in Central and South America (ReGHID)2 Pour plus d’informations sur le ReGHID, cliquez sur https://gcrf-reghid.com/ financé par le Conseil de recherches économiques et sociales. Nous nous sommes lancés dans ce projet dans le but d'écouter les femmes et les filles pour élargir le débat académique et politique afin de relever les défis rencontrés et exposés aux les femmes et aux filles déplacées de force. En utilisant la méthodologie de photovoice et en travaillant directement avec des femmes migrantes vénézuéliennes actuellement au Brésil, nous avons produit le livre Aller de l'avant : la santé, les soins et la violence vus à travers les yeux de femmes vénézuéliennes déplacées au Brésil.

Les paragraphes suivants présentent une analyse basée sur le livre qui rassemble les photographies et les témoignages des participantes. Le livre nous fournit de nouvelles informations importantes sur les défis complexes et intersectionnels auxquels sont confrontées les femmes et les filles déplacées. Ils démontrent que le personnel est politique et que l'individu est collectif (et international), et que les décideurs politiques doivent écouter les voix des plus invisibles.

Alicia, aûot, 2021. Manaus, Brazil

Le contexte

En mai 2023, plus de 7 millions de Vénézuéliens déplacés vivaient dans d’autres pays d’Amérique latine, le cinquième plus grand nombre a traversé vers le Brésil (R4V, 2022). De nombreux migrants ont fui le Venezuela en raison de la pauvreté, de la faim, de la mauvaise santé et des systèmes de santé et des conditions sociales, économiques et politiques qui reproduisent une crise à multiples facettes au Venezuela. Les flux migratoires en provenance du Venezuela ont changé ces dernières années, avec de plus en plus de femmes et de filles quittant le pays comme jamais auparavant (CARE International, 2020).

Une myriade de raisons complexes, croisées, personnelles et politiques justifient la difficile décision (ou même la nécessité) de migrer, et les risques auxquels elles peuvent faire face tout au long du processus de voyage et d'installation sont multiples. Ce qui devient de plus en plus clair, c'est que les situations de déplacement ne sont pas neutres en termes de genre. Pour beaucoup de femmes et de filles, les conditions autour de leur déplacement augmentent la vulnérabilité et exposent les migrantes à de plus grands risques et à de moins bons résultats en matière de santé, durant et à cause du déplacement et à cause de défaillances de la protection dans les lieux de résidence. En déplacement, les femmes et les filles courent un risque plus important de viol, de trafic et d'agression sexuelle, ainsi que d'autres formes d'abus et de discrimination exacerbés par leur sexe (Valdez 2015 ; Barot 2017 ; Menjívar et Walsh 2017).

Lorsqu’elles arrivent sur les lieux de résidence, les femmes et les filles déplacées, principalement celles sans-papiers, sont poussées plus loin dans l’invisibilité et dans la marginalisation sociale, économique et politique. Par conséquent, les femmes déplacées en marge de la société sont moins susceptibles d’avoir accès à un soutien approprié, à une protection et à des informations ponctuelles, à des ressources et à des opportunités pour reconstruire leur vie au sein de la société. Malgré les efforts des gouvernements et des organisations pour alléger les conditions de ces réfugiées et de celles qui entreprennent des voyages dangereux, la situation continue d'être critique, notamment parce que les principales personnes touchées - les femmes et les filles déplacées vénézuéliennes - ont peu, voire pas du tout, d'opportunités et ni d’espaces pour exprimer leurs expériences et leurs priorités.

 

Les méthodes visuelles en tant qu’entreprise responsabilisante

Les communautés marginalisées sont souvent réduites au silence dans les sphères sociales et politiques. Cette situation est encore plus grave dans le cas des femmes, qui peuvent être encore plus invisibles en raison des conceptions patriarcales sociales, culturelles et structurelles des espaces auxquels les femmes « appartiennent ou sont assignées », c'est-à-dire dans les sphères privée et familiale. C'est particulièrement le cas de nombreuses femmes déplacées de force du Venezuela. Notre approche a donc été d'appliquer une méthodologie visuelle, photovoice, qui a renforcé leur capacité d'action et fait entendre leur voix dans le but de corriger ces inégalités de genre.

Comme le soutiennent Vanyoro et al (2019), la « déshumanisation racialisée persistante de (certains types de) migrants » par les autorités et dans les médias est une tactique délibérée qui limite l'empathie et encourage en fait l'hostilité envers les personnes en déplacement, et la décolonisation des données en matière de migration peut contribuer à contrer cette pratique profondément dommageable. À ce titre, nous installons un cadre dans lequel « les chercheurs… soutiennent les initiatives communautaires et travaillent en partenariat avec les peuples, les communautés et/ou les organisations autochtones [ainsi que d'autres groupes marginalisés] de manière à éviter les interprétations erronées et les fausses représentations » (Quinless 2022). Ainsi, de nombreuses femmes et adolescentes vénézuéliennes migrantes qui ont participé et ont fait partie intégrante de ce livre, les photographes, appartenaient à la communauté autochtone Warao. La plupart d'entre elles, marginalisées dans les sociétés « d’accueil » en raison, dans une large mesure, de la discrimination, de la xénophobie et des insensibilités culturelles - même dans les systèmes de protection existants.

En faisant participer des femmes Warao migrantes au projet photovoice, leurs récits sont présentés en première main, à travers des photos et des témoignages, et ce sont les femmes elles-mêmes qui déterminent quoi et comment le public devrait voir et apprendre d'elles. Leur voix et leurs images sont dépeintes par elles dans le but de changer les manières de voir dans la société et dans la politique. En plus d'être des participantes, les femmes déplacées deviennent des co-chercheuses, activement engagées dans le processus de recherche et la collecte de données. De cette façon, leurs récits visuels, oraux et écrits sont le produit de décisions collectives et individuelles sur ce qu'il faut photographier, ce qu'il faut dire dans les descriptions de photos et comment les représenter, quelque chose qui implique directement et activement celles qui autrement sont uniquement vues comme « des sujets de recherche ».

Au cours du processus d'élaboration du livre photo, une série de discussions de groupe a été organisée avec ces femmes ainsi que d'autres femmes et filles vénézuéliennes déplacées ; avec un total de 31 participants, 18 femmes non-autochtones, 8 femmes autochtones et 5 adolescentes non-autochtones, vivant dans des abris dans la ville de Manaus, l'une des principales villes d'arrivée et d'installation des migrants vénézuéliens au Brésil. Entre juin et octobre 2021, nous avons travaillé avec quatre groupes distincts de femmes et d'adolescentes. Dans ces groupes, les femmes ont reçu des appareils photo, elles ont discuté des aspects éthiques et techniques de la prise de photos et elles se sont mises d'accord sur ce qu'elles voulaient représenter comme « les défis de santé sexuelle et reproductive dans le contexte du déplacement ». On a donné aux participantes un certain nombre de jours pour prendre des photos - ainsi que du soutien tout le long. Enfin, nous nous sommes réunies pour discuter collectivement des photographies des participantes dans des groupes de discussion, pour décider des témoignages et de la ligne thématique du livre.

Les résultats étaient puissants, émouvants et souvent surprenants. Réunies sur des chaises en plastique dans les petites pièces des abris gérés par le gouvernement et des ONG locales, les femmes et les adolescents ont parlé des histoires derrière leurs photographies et ont ainsi eu l’opportunité de donner des témoignages de première main sur leurs propres problèmes et de se représenter de la manière dont elles souhaitaient être vues par les autres et dans leurs propres termes. Avec une implication directe dans la production de données, les femmes étaient plus que des participantes, elles étaient des co-chercheuses, façonnant la production de connaissances sur les questions de SSR3SSR : sexe sans risque. [Note de la traductrice] en situation de déplacement.

Les photographies prises par les participantes confirment non seulement les conclusions sur les besoins de SSR ainsi que les risques auxquels les femmes déplacées sont confrontées. Ils vont au-delà, en élargissant la production de connaissances en mettant en évidence leurs priorités en matière de SSR d'une manière triple : en impliquant les soins personnels et les soins aux autres, les violences de genre ainsi que des expériences complexes et contradictoires d'accès aux services de santé reproductive. Ces trois concepts sont présents dans toutes les photographies prises par les femmes et montrent la manière dont les participantes semblent encadrer et donner un sens à leurs expériences en tant que femmes et en tant que migrantes. Ces interprétations profondément personnelles - mais extrêmement politiques - démontrent l'impact tangible de la violence politique, économique et structurelle de genre sur la vie quotidienne des femmes et des adolescentes migrantes.

« Nous voyons leur visage, mais nous ne connaissons pas leur cœur », par Eolannis. Octobre 2021, Manaus, Brésil

La santé, les soins et la violence à travers les yeux des femmes vénézuéliennes déplacées au Brésil

La première section du livre photo se concentre sur les défis de la prestation de soins et du soin de soi tels qu’ils sont vécus par les femmes et les adolescentes déplacées, et identifiées comme l’un des défis majeurs de la protection. Cela était particulièrement frappant parce que les défis des soins et du soin de soi ne sont généralement pas discutés ou amenés dans les débats concernant les conceptions médicales (et même sociales et politiques) de la SSR. Pourtant, ils étaient au centre des récits des femmes déplacées sur la SSR et leurs droits.

Le désir d'aller de l'avant pour leurs enfants et leurs familles, ou simplement l'opportunité de vivre une vie nouvelle et digne, a motivé les femmes à surmonter de nombreux défis quotidiens auxquels elles sont confrontées. En même temps, un manque de soutien émotionnel et financier, en plus des conditions de déplacement précaires telles qu'un statut juridique irrégulier et des barrières linguistiques, ont présenté plusieurs défis qui portent préjudice au bien-être physique et émotionnel des femmes, comme le soulignent leurs témoignages visuels et oraux.

 

Par exemple, Yoselin, l’une des migrantes vénézuéliennes, co-chercheuse au sein des activités photovoice, a commenté à propos de la photo de Royra : « … elle était prête à tout faire, à prendre tous les risques pour améliorer leur bien-être parce que, vraiment, toutes les migrantes, les migrantes vénézuéliennes, dans notre cas, sont exposées à tout. Nous arrivons avec nos enfants ; nous dormons dans la rue, nous devons faire la manche. » (Yoselin, 17 juillet 2021, Manaus, Brésil). Puis, elle a continué, « nous sommes des mères ; nous cessons d’être nous-mêmes pour être présentes pour nos enfants ». 

La pauvreté et la surcharge de travail sont des problèmes majeurs menant souvent les femmes à redonner la priorité aux besoins fondamentaux pour leurs enfants ou leur famille (nourriture, santé et logement en particulier) avant les leurs. De nombreuses femmes migrantes se placent en dernière sur la liste des priorités pour se nourrir et recevoir des soins médicaux ou d'autres aides au bien-être, malgré l'épuisement et les risques qu'elles doivent encourir au quotidien et tout au long de leurs expériences migratoires. Les femmes sont confrontées à plusieurs difficultés et traumatismes avant de migrer, pendant le transit et après leur arrivée sur leur lieu de résidence, avec un soutien limité pour traiter ce qu'elles traversent et guérir. De nombreuses mères célibataires, par exemple, manquent de programmes de soutien et de soins pendant la migration. Les réseaux de soutien qui existent normalement dans leur pays d'origine sont perdus en raison du déplacement.

C'est une histoire difficile... Elle avait trois bouches à nourrir, mais comme elle ne parlait pas parfaitement le portugais, elle ne pouvait pas faire grand-chose. Mais elle devait payer un loyer et nourrir ses enfants alors, à plusieurs reprises, elle a dû vendre son corps. C'est horrible quand votre enfant se lève le matin en disant : « Maman, j'ai faim ». Comment leur dire : « Non, il n'y a rien » ? Je veux dire, vous pouvez supporter la faim, mais pas eux. » (Laura Paussini, 2 octobre 2021, Manaus, Brésil)

L’insensibilité culturelle dans la réponse politique aux besoins des femmes migrantes, en plus de la pauvreté et de la marginalisation sont des défis communs auxquels les femmes migrantes font face, principalement les femmes autochtones, lorsqu’il s’agit des soins est prodigué et du soin de soi. 

« Le riz, là-bas dans les abris, est servi cru, la viande et les haricots secs sont durs, mon enfant n’y a rien mangé… Je vais aller dans la rue pour mendier ». J’ai commencé à sortir dans la rue pour demander de l’argent pour pouvoir manger — pour avoir la possibilité d’acheter de la nourriture que je pourrais cuisiner moi-même, de mes propres mains, pour subvenir aux besoins de ma famille. Mais sur les trois semaines que j’ai passées à l’abri, je n’ai passé que trois jours dans la rue. J’ai arrêté d’y aller parce que le soleil me donnait mal à la tête, je me sentais mal. (Alicia, 15 août 2021, Manaus, Brésil)

 

Dans le cas des migrantes autochtones, ce n’est pas seulement la précarité de leur situation socio-économique qui les pousse à genre ou à quémander dans la rue. Le manque d’accès à une nourriture culturellement appropriée dans les abris pousse les femmes à descendre dans la rue pour mendier de l’argent afin de pouvoir payer la nourriture qu’elles ont choisie — qui, comme elles le racontent, sont directement lié à leur sentiment de bien-être (et celui de ceux dont elles s’occupent, comme Alicia le montre). Elles font face à de nombreux obstacles pour accéder à et cuisiner leur propre nourriture traditionnelle, ce qui, selon elles, affectent leur santé. Selon la conception du monde des Warao, la nourriture est un aspect central de la santé qui soutient non seulement la santé individuelle d’une femme — mais aussi sa santé sexuelle et reproductive. 

Les nombreux défis auxquels les femmes migrantes font face sont également aggravés par le fait qu’elles reçoivent peu de soutien, elles sont laissés à l’écart et ainsi, elles ne sont pas entendues. Les femmes et les filles en situation de déplacement ont besoin de visibilité, de choix, et de soins pour pouvoir améliorer leurs expériences de maternité et de soin durant la migration — ce qui, comme le prouvent les co-chercheurses de photovoice, a un impact direct sur leur santé. À traverse leurs récits, il est impératif de reconnaître les défis de soin et de soin personnel comme élément central pour atteindre une bonne santé parmi des groupes de femmes migrantes, et ainsi d’aborder cela dans des politiques.

« Deux femmes en une » de Laura Pausini (pseudonyme). Octobre 2021. Manaus, Brésil

Formes de violences de genre

Les migrations exposent également les femmes et les filles à la violence. Les femmes migrantes forcées sont particulièrement exposées aux risques d’exploitation, de violences sexuelles et aux comportements sexuels à risque pour survivre. Pour une femme ou une fille migrante, la possibilité ou la manifestation de la violence de genre sont marquées par la durée de son voyage, son moyen de transport, son statut légal, les politiques qui garantissent ou refusent l’accès à des services de santé et sociaux adaptés, ainsi que les conditions de travail et de vie auxquelles elles sont soumises. 

Alors que le continuum de la pauvreté et des risques, des préjudices et des insécurités liés au genre dans le déplacement des femmes migrantes forcées est largement connu et étudié, les femmes déplacées qui étaient co-chercheuseuse dans les activités de photovoice ont identité non seulement les fortes incidences de violence, mais également l’impact durable et profond des formes de violence sur la santé (physique et mentale) et le bien-être des femmes et de leurs enfants. Pour Eolannis, par exemple, sa photo lui rappelle :

«  Eh bien, mon plus grand défi lorsque j’habitais à Pacaraima. Ma mère avait un mari et tout se passait bien. Mais quand elle a décidé de se séparer de lui, il l’a menacée. Il lui a dit qu’il allait la tuer et des choses comme ça. Elle l’a quitté et c’est pour cela, qu’à ce moment-là, j’ai dû retourner au Venezuela. Mon frère était au Venezuela. Nous en avons profité pour faire deux choses à la fois : fuir cet homme et récupérer mon frère. Ce n’est que lorsque l’ex-mari de ma mère a disparu ou est parti plus loin au Brésil que nous avons pu revenir ici. C’est à cause de cela que nous avons pu revenir dans cet abri, pour recommencer notre vie, encore une fois. » (Eolannis, 16 octobre 2021, Manaus, Brésil)

Même si les abris apaisent certains besoins immédiats liés aux risques de violence de genre, les femmes ont rappelé à quel point le manque d’intimité, dans les tentes communes et les sanitaires, dans lesquels des centaines et des centaines de migrants dorment ensemble et partagent un refuge, les a fait se sentir particulièrement en danger. De telles structures d’hébergement les rendent plus vulnérables à différents types d’exploitation, y compris la violence sexuelle ou le harcèlement, mais elles ont également un impact direct sur leur santé et leurs droits mentaux, sexuels et reproductifs. Cela démontre aussi que les discussions concernant les violences de genres et le SSR dans les déplacements vont bien au-delà (incluant également) des formes physiques de violence ; elles se retrouvent dans les subtilités du quotidien et déterminent le sentiment de sécurité d’une femme migrante dans son environnement, ce qui peut influencer sa décision de rester ou de partir, dans une rechercher prolongée de protection à travers le déplacement.

« Sans titre » par Zunilde. Août 2021, Manaus Brésil 

Les soins médicaux

De nombreuses femmes qui entrent dans le pays par des moyens irréguliers deviennent sans-papiers, invisibles et ont des difficultés à accéder aux systèmes de protection, aux informations sur les documents, aux abris et au système de santé universel. Si les femmes ou les filles migrantes deviennent invisibles, elles tombent dans les mailles du filet d’un système qui privilégient ceux qui entrent par la « grande porte » officielle, augmentant la dépendance au travail informel, l’exploitation ainsi que les relations abusives.

Malgré cela, les femmes et les filles déplacées participantes ont massivement partagé le sentiment que l’offre de soin de santé s’était améliorée au Brésil, par rapport à la situation précaire au Venezuela. Mais leurs narratives ont dévoilé un scénario de soins de santé plus complexe pour les femmes migrantes. Par exemple, tout en reconnaissant leur meilleur accès à la contraception, aux médicaments, ainsi qu’à certains traitements au Brésil, par rapport à leur pays d’origine, les participantes ont fait part d’une discrimination manifeste et un mauvais traitement venant des prestataires de service de santé dans certains cas, ce qu’elles expliquaient par le fait qu’elles soient vénézuéliennes. Il y avait aussi des exemples d’impuissance à choisir la bonne solution contraceptive, voir l’interdiction complète de choisir, avec des cas de stérilisation temporaire, à l’insu de la victime.

Les considérations culturelles sont également importantes pour la santé. Florencia, une participante Warao, par exemple, a raconté de quelle manière la nourriture fournie par le gouvernement était directement liée à son bien-être SSR en déclarant : 

Nous mangeons seulement la Marmita [nourriture pré cuisinée fournie par l’état dans les abris]. Marmita, marmita, marmita… j’ai un petit enfant. Et ma poitrine ? Je n’ai pas de poitrine, mes seins sont secs à force de ne manger que de la marmita sèche. Et le lait ? Je n’en produit plus non plus. L’enfant va mourir. Et où vais-je trouver l’argent pour acheter du lait ? Est-ce que quelqu’un va m’aider ? Non. » (21 août 2021, Manaus, Brésil). 

Alors qu’une autre participante poursuit, 

Lorsque le lait sèche, il durcit. Ça fait mal et provoque de la fièvre… Si nous mangeons des aliments secs, ça nous provoque « la douleur de la mère », comme on dit au Venezuela. (15 août 2021, Manaus, Brésil)

Une bonne santé est spécifiquement liée à un bon état nutritionnel. Cependant, la culture ne joue pas un rôle important dans cette définition de ce qui implique une bonne nutrition selon une définition plus standard et spécifique de la nutrition. Ainsi, même si la nourriture fournie par le gouvernement est « scientifiquement » nutritionnelle, ces femmes relient directement leur manque de bien-être et leur mauvaise SSR à la nourriture qui leur est fournie. Pour elles, avoir une bonne SSR et un bien-être signifie manger la nourriture qu’elles croient être appropriée, cela correspond à la façon dont elles définissent la santé basée sur leur vision du monde. 

Tout cela démontre la nécessité de centrer la voix des femmes déplacées sur l’élaboration de politiques. Cela est important parce que ce que les décideurs politiques peuvent généralement considérer comme une priorité, ou comme étant correct, peut ne pas l’être pour le cas de ceux qui sont les destinataires de ces politiques. En plus de cela, de telles narratives ne permettent pas une approche plus complexe de l’offre de soin aux migrants, même dans des contextes de soin apparemment positifs, comme c’est le cas au Brésil, laissant place à des améliorations dans l’offre de soin au quotidien. En se concentrant sur les voix des femmes et des filles déplacées, photovoice permet à la fois une élaboration de politiques fondées sur des données probantes et centrées sur les migrantes, qui ont une plus grande chance d’améliorer la vie, la santé et le bien-être des femmes déplacées.

Ensemble, les images et les témoignages de ce livre dressent un tableau holistique de la manière dont les défis pour la jouissance de la production et des droits font partie intégrante des expériences quotidiennes des femmes et des adolescentes migrantes. Ils permettent également de témoigner de la nécessité de politiques globales, sensibles au genre et à l’âge et fondées sur les droits pour garantir que tous les migrants — les femmes et les adolescentes en particulier — vivent une vie saine, pleine de pouvoir et digne. Pour comprendre ces défis et ces risques, il faut accéder et répondre activement aux connaissances situées de celles et ceux qui les ont vécus. Le livre se termine par des recommandations de politiques et de pratiques pour fournir des conditions qui protègent les femmes et les filles et qui leur garantissent une vie digne et épanouie — pas seulement la survie — en plein alignement avec les droits humains de tous.


 

Barot, S. (2017) ‘In a State of Crisis: Meeting the Sexual and Reproductive Health Needs of

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Pia Riggirozzi | ARGENTINE |

Co-directrice du Global Health and Policy Centre (GHaP) à l’Université de Southampton. Chercheuse principale sur le projet ESRC Redressing Gendered Health Inequalities of Displaced Women and Girls in contextes of Prolonged Crisis in Central and South America (ReGHID).

@priggirozzi

Natalia Cintra | BRÉSIL |

Chercheuse basée au Département des relations internationales et de la politique de l'Université de Southampton. Elle travaille dans le projet Redressing Gendered Health Inequalities of Displaced Women and Girls in situations of Protracted Displacement in Central and South America, ReGHID, financé par l'ESRC, dans lequel elle est responsable des méthodes de recherche et d'analyse qualitatives.

@natalia-cintra-3800b48a

Tallulah Lines | MEXIQUE |

Artiste visuelle, activiste et chercheuse associée au Center for Applied Human Rights de l'Université de York.

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