Édition litafrika

periferias 8 | litafrika: Rencontres Artistiques

illustration: Mateus Rodrigues

Les transparents

Ondjaki

| Angola |

juin 2023

traduit par Danielle Schamm

extrait de Les Transparents
(
Editions Metaillie, 2016)

*

avec ce jeune, c’est de par son geste, presque mon neveu, ou alors, peut-être même mon fils, et dans l’odeur des coquillages qu’il ramasse et qu’il vend, que je le respecte dans l’exercice de cette profession qui consiste à demander, lorsqu’ils sont encore dans la mer et à Kianda, s’il peut prendre les coquillages… qui sont comme des jouets de Kianda… je parle de tout cela, en réalité, je parle plutôt du fait de voir tout cela… je veux dire d’entendre et de sentir les choses… aujourd’hui même, j’ai vu ce cinéma au premières loges et cela me plaît énormément… principalement parce…

L’aveugle s’est écroulé dans un rire si minuscule qu’il ressemblait à l’exercice contraire d’un acteur professionnel, un rire beau et sans nom, comme une silhouette ou l’ombre d’aucun soleil

– je n’ai jamais vu l’un de ces films de mal élevé qui passent ici avec des étrangères qui crient et tout… j’en ai déjà entendu de loin, dans un quartier… mais dire que j’en ai déjà vus, ça non ! 

L’aveugle est retourné à sa place, en hochant la tête d’un côté à l’autre, de façon heureuse, en ne croyant toujours pas aux mots qu’ils venaient de proférer, les autres se tenaient avec respect, et, à son retour, le Vendeur de Coquillages l’a aidé à s’asseoir.

– Paizinho – JoãoDevagar parla d’une voix forte – monte sur scène ! 

– moi, oncle João? 

– allez, ici il n’y a pas de discrimination envers les plus jeunes ! 

il lâcha ses chiffons et sentit clairement qu’il ne savait pas quoi faire de ses mains, il essaya de ne pas rester debout, voulut s’asseoir, ses yeux lui piquaient si fort qu’il chercha le ciel, il leva les yeux, allongea la pause de son silence lourd et, quand à la fin il fixa l’assistance, il était devenu quelqu’un d’autre 

– s’il faut parler – sa voix avait changé – alors ça ne pourra être qu’à propos de la guerre et de ma mère... car la guerre quand elle m’a rattrapé au point de me faire tomber de peur, je courais déjà – dans l’air les bruits dansaient – et moi, qui n’ai même pas pu retourner à la maison pour voir si mes frères avaient de quoi... – sa voix, qui était différente, trébucha –, qui courais avec la faim et la soif et les blessures aux pieds, on s’est retrouvés avec un commandant et aujourd’hui encore je ne me souviens pas de combien de kilomètres on a marché, je sais seulement qu’en jours, ça faisait beaucoup... 

le ton qui était inconnu devenait trop proche 

– et pour dire la vérité la nuit je rêve toujours de ces jours – là et de quelque chose qui se répète dans mon rêve, quand je rêve la nuit... – dans l’air, les bruits avaient cessé leur danse – et que c’est... parler comme ça avec des mots... cette chose que je ne suis pas arrivé à crier... je ne suis pas arrivé à crier le nom de ma mère... qu’aujourd’hui encore je continue à chercher... 

il prit son chiffon à essuyer les choses, et partit s’asseoir là-bas au fond, en essayant de retrouver son souffle, revenant de l’endroit d’où il n’avait pas encore réussi à revenir 

– moi, on m’appelle seulement le MarchandDeCoquillages, pour parler ici, parler pour de bon, je dis que ce n’est pas exagéré et que ce n’est pas parler pour ne rien dire... c’est que j’apprends beaucoup en compagnie du vieil Aveugle. une personne, je veux dire... on ne s’aide jamais tout seul, si on a quelqu’un à ses côtés. une personne souvent n’est pas seulement quelqu’un qu’on doit aider, c’est aussi que ça fait du bien au cœur d’aider l’autre, ce n’est pas ma bouche qui parle, je parle des choses que le vieil Aveugle m’a dites, c’est que parfois lui aussi ne sait pas qu’il parle la nuit, dans son sommeil... alors la ville de Luanda c’est cela, on se défonce à vendre des coquillages, à pour- suivre les madames pleines d’argent, s’il n’y a pas d’argent on peut s’arranger et faire du troc... et les jolies filles, on leur offre... mais la personne... ce qui compte vraiment c’est de se sentir bien, d’être heureux, et ce que je sais depuis le début c’est que j’aime plonger et vendre des coquillages... et que Kianda me protège 

Odonato sentit qu’il allait devoir parler 

il se leva lentement en regardant ses mains et se déplaça avec la lente rapidité d’un condamné timide, il avait compris et assimilé les règles du jeu, et pendant le court trajet il s’appliqua à chasser de son esprit la profonde appréhension qu’il ressentait en pensant à son fils 

il prit place sur la chaise et continua de regarder ses mains, amenant l’assistance à faire de même 

il les leva toutes les deux, les tourna vers le public comme s’il exhibait une partie de son intimité, une brise légère fit danser les antennes les plus vieilles et réveilla le coq borgne de l’autre immeuble 

– chhh... allez dors, ce n’est pas encore le matin, le voisin, veuillez excuser les interventions de Galo Camò Ces, notre mascotte cinématographique – et João Devagar se tut 

– ça a commencé par les mains, le bout des doigts...ce n’est pas qu’elles devenaient transparentes comme je suis en train de le devenir, ce qui se voit... au début, mes mains sont devenues plus légères et les douleurs dans l’estomac ont disparu... 

Odonato tourna ses mains vers lui et il parla sans les quitter des yeux 

– l’homme, pour parler de lui-même, parle des choses du début... comme l’enfance et les jeux, les écoles et les filles, la présence des tugas et les indépendances... et après, c’est ce qui s’est passé il y a peu, le chômage et la recherche, tant de recherches pour ne plus jamais trouver de travail... l’homme cesse de chercher et reste chez lui pour penser à la vie et à sa famille, penser à nourrir sa famille et, pour ne pas trop dépenser, il se met à moins manger... l’homme mange moins pour donner à manger à ses enfants, comme si c’était de petits oiseaux... et j’ai commencé à avoir mal à l’estomac... les douleurs dans le ventre, qu’on ressent en constatant que dans la cruauté des jours, s’il n’y a pas d’argent, il n’y a pas comment manger ou emmener un de ses enfants à l’hôpital... mes doigts se sont mis à devenir transparents... et les veines, et les mains, les pieds, les genoux... et puis la faim a disparu : c’est comme ça que j’ai commencé à accepter ma transparence... j’ai cessé d’avoir faim et je me sens chaque jour plus léger... c’est ce que sont mes jours... 

et il regarda chacun dans les yeux, y compris l’Aveugle 

– et c’est ce corps qui est le mien à présent – il se leva pour retourner à sa place 

le silence se faisait intense 

– mes amis – Joa ̃oDevagar n’arrivait pas à cacher son émotion – je ne sais comment vous remercier... pas de l’aide que vous êtes venus apporter ici pour personnes humaines, le monde saura qu’ici, sur cette terrasse de notre cher immeuble, à Luanda, aujourd’hui, à cette heure, un groupe d’hommes avec un coq borgne comme témoin... aujourd’hui, ce groupe d’homme a fait du théâtre ! parce que... seuls les grands hommes pleurent dans la compagnie solitaire d’autres hommes – il croisa ses mains sur sa poitrine –, fin de citation, mes amis, bonne nuit et soyez heureux ! 

sans rien toucher de la géographie des chaises ou des antennes, Odonato demeura des heures au bord de la terrasse observant la précipitation des voitures qui circulaient le long des larges artères ou des rues étroites de la ville de Luanda 

une lueur de saudade illumina son cœur et il céda à la tentation d’ouvrir sa chemise pour regarder maladroitement son torse, mais la transparence ne permettait pas encore à Odonato d’observer avec ses yeux ce qui courait dans ses veines 

– Nato? qu’est-ce que tu fais?–Xilisbaba s’inquiéta 

– quoi qu’est-ce que je fais?–Odonato reboutonna sa chemise 

– tu as mal à la poitrine ?
– j’ai mal au cœur
– c’est grave ?
– des douleurs dans moncœursensible. laisse,femme, les médecins me l’ont dit, je souffre de trop de saudades accumulées 

Xilisbaba sourit et, comme elle le faisait depuis des années, éloigna son mari du bord de la terrasse 

– je souffre d’une désorganisation des saudades
– ne me fais pas rire, Nato
– c’est la vérité, j’ai compris ça aujourd’hui. j’ai de la saudade dans toutes les directions, pas seulement du passé. je ressens de la saudade de choses qui ne sont pas encore arrivées 

– on dirait ma mère

– oui, je suis comme ta mère... mais que voulais-tu me dire ? 

– Gadinho a téléphoné
– et alors ?
– il a pu localiser Ciente dans uncommissariat, il a laissé des indications, mais...

 – dis 

– il a dit que c’était un commissariat très compliqué et qu’il a déjà eu des embrouilles avec son commissaire, il ne peut pas t’aider 

– bon, au moins on sait où se trouve Ciente, est-ce qu’il a dit autre chose ? 

– il a dit qu’il a réussi à parler avec un des gardes qui dort sur place 

– et alors, ils veulent de l’argent ?
– non, apparemment non
– qu’est-ce qu’ils veulent alors?
– demain j’irai voir MariaComForça pour qu’elle te prépare un panier
– mais les gardes, ils veulent quoi ?
– des steaks avec des frites ! ils ont dit que si tu en apportais plus ils donneraient le reste à ton fils
– les fils de pute !
– c’est la vie...! encore heureux, parce que des steaks et des pommes de terre frites, je pourrai toujours en trouver, s’ils avaient demandé de l’argent ce serait bien pire 

– tu as raison
Odonato appuya son corps contre celui de Xilisbaba
elle se sentit plus à elle qu’à lui
– tu es plus léger?
– oui
– Nato... tu dois manger, mon amour – Xilisbaba suppliait
– je ne veux pas manger, Baba...ne pas manger ne m’a fait que du bien, je te l’ai déjà expliqué. j’ai cessé d’avoir mal à l’estomac, je me sens mieux, je pense mieux, peut-être que vous aussi vous pourriez essayer 

– on a déjà parlé de ça,  Nato ,nous tous peut-être, mais pas les enfants 

– d’accord 

Odonato retourna au bord de la terrasse, il regarda le ciel de Luanda, il vit le coq se cacher, puis il resta immobile, son corps luisant de sueur tout droit, telle une statue bien sculptée 

– la vérité est bien plus triste, Baba ; nous ne sommes pas transparents parce que nous ne mangeons pas... nous sommes transparents parce que nous sommes pauvres.


 

Ondjaki | ANGOLA |

Ondjaki a étudié la sociologie à Lisbonne et est titulaire d’un doctorat en Études Africaine de l’université de Naples. Son œuvre est composée de cinq nouvelles, cinq collections d’histoires courtes, six volumes de poésie, deux pièces de théâtre et neufs livres pour enfants ; ses livres ont été traduits dans diverses langues. En 2010, il a été récompensé par le prix brésilien “Jabuti”, en 2013, il a reçu le prix portugais “José Saramago” et, en 2016, il a obtenu le “Prix littéraire du Monde”. Il est également le propriétaire d’une libraire et d’une maison d’édition à Luanda. 

@ondjaki @ondja_ki @ondjaki

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