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L’art à l’ère de l’incarcération de masse

L'art prisonnel produit par les personnes incarcérées, leurs relations marchandes et le contrôle institutionnel imposé

Nicole Fleetwood

| États Unis |

mars 2023

traduit par Déborah Spatz

Extrait de MARKING TIME: ART IN THE AGE OF MASS INCARCERATION par Nicole R. Fleetwood, publié par Harvard University Press

Ronnie Goodman

Sur la peinture San Quentin Arts in Corrections Art Studio de 2008 de Ronnie Goodman, l’artiste travaille seul dans un atelier. Dans l’autoportrait, il est dans un espace clos entouré de murs hauts et de poutres métalliques au plafond. On le voit de profil, des genoux vers le haut, vêtu tout de bleu et s’inclinant doucement vers l’avant. Il étudie un dessin. Les éléments de la peinture — sa solitude, entourée de quiétude, et sa posture tranquille, avec sa tête faisant un angle et un papier à la main — suggèrent un état immersif de création et de concentration. Sur les murs, qui le rapetissent et qui sont au-delà de sa portée, se trouvent des portraits, des paysages peints et de natures mortes.

C’est le matin, d’après l’horloge qui se trouve derrière lui et d’après la lumière qui traverse les fenêtres qui occupent toute la largeur du mur. Les détails de l’espace de travail — la lumière, le poids, le plan large — suggèrent une scène idyllique pour la création artistique. La peinture de Goodman, fait, réellement, référence à une longue tradition qui reporte l’artiste travaillant dans son atelier, dans une salle de classe, dans un musée, ou dans n’importe quel contexte institutionnel, comme dans la Galerie de Samuel Morse du Louvre (1831 - 1833) et Sans Titre (Atelier) de Kerry James Marshall (2014). C’est un art d’invention de soi dans lequel Goodman s’insère dans les pratiques artistiques d’atelier.

Goodman a réalisé cette peinture lorsqu’il était emprisonné dans la prison d’Etat de San Quentin et qu’il participait aux ateliers Arts in Correction organisés par l’association William James, une organisation non-gouvernementale qui propose des cours d’art dans les prisons dans toute la Californie. Même si l’atelier a lieu dans un centre pénitentiaire, sur la peinture, il n’y a pas de figures d’autorité ou d’évidences immédiatement visibles d’un environnement punitif, excepté l’uniforme de Goodman et la fenêtre de surveillance dans le coin supérieur droite : un indice de la surveillance pénale par lequel les agents pénitentiaires peuvent surveiller les personnes incarcérées sans êtres vus.

L’atelier dans la prison, sur la peinture de Goodman, est un lieu de possibilité imaginative et également un lieu limité par son incarcération et par les multiples couches historiques de l’état carcéral. Il s’interroge sur sa condition de prisonnier et d’artiste en se peignant en plein processus de création dans cet espace, alors qu’il est marqué par le bleu-prison de ses vêtements et par la surveillance invisible des agents pénitentiaires.

L’atelier dans la prison, sur la peinture de Goodman, est un lieu de possibilité imaginative et également un lieu limité par son incarcération et par les multiples couches historiques de l’état carcéral

Sa peinture reflète les conditions dans lesquelles l’art est fait dans les prisons, alors même qu’il réimagine l’espace à travers le choix des images accrochées sur le mur. Il étudie aussi bien le travail qu’il tient entre les mains, mais également l’espace qui l’entoure. Goodman a mis certains dessins près de lui, mettant en évidence les travaux qu’il préfère. « Je les ai organisés comme je le voulais sur le mur. Ce n’est pas arbitraire. J’ai fixé certaines choses comme je voulais qu’elles soient. Je voulais être certains d’avoir beaucoup de mes choses. Celle-ci, c’est l’œuvre que je tenais dans mes mains. Je dessine mes choses pour que tu puisses voir et tu peux voir le travail des autres personnes que j’aime et qui sont là. »1 Interview avec Ronnie Goodman, 21 Julliet, 2017 

Il a modifié une fois et a fait l’organisation de l’espace pénal en disposant les portraits de ses amis autour de lui et en affirmant sa vision, alors qu’il était détenu. Sa présentation de l’atelier est un acte de discernement esthétique. Il représente aussi un contraste marquant avec les petites cellules dans lesquelles Goodman et les autres personnes incarcérées passent la majeure partie du temps. Dans ces cellules, les personnes incarcérées rêvent, font des projets, collectent des matériaux et font de l’art qui, normalement, passent inaperçu auprès des autorités pénitentiaires ou alors, sont censurées par les professeurs et les administrateurs. 

L’auto-portrait de Goodman démontre la façon dont le travail de l’art émerge par rapport aux institutions, qu’il s’agisse des entités communément associées à l’art, comme les ateliers, les conservatoires, les musées et les galeries ou d’autres institutions, comme les écoles primaires, les stations de métro, les rues et même les prisons. La peinture est un exemple de ce que nous appelons « l’esthétique carcérale », qui fait référence aux manières de concevoir et de faire l’art et la culture qui reflètent les conditions d’emprisonnement.

Toute l’année, les personnes incarcérées créent des millions de peintures, de dessins, de sculptures, de cartes de vœux, de collages et d’autres matériaux visuels qui circulent dans les prisons ; entre les personnes incarcérées et leurs personnes bien aimées; au sein de collections privées de prisonniers, de l’administration de la prison, des professeurs et d’autres ; et plus récemment dans des espaces publics et des institutions comme des musées, des librairies, des hôpitaux et des universités.

L’art prisonnier est produit de diverses façons pour différents publics : à travers des programmes coordonnés par les prisons, à travers des organisations qui mettent en place des cours d’art et des services dans les prisons, à travers des réseaux formels et informels de personnes incarcérées qui partagent l’art et les provisions, ainsi qu’à travers des collaborations entre personnes incarcérées et des artistes, des alliés et des amis non-incarcérés. La majorité du processus de création en prison a lieu dans les cellules ou dans des loges dans les prisons dans lesquelles les personnes incarcérées improvisent et expérimentent avec les nombreuses restrictions auxquelles elles font face durant le temps de leur incarcération.
 


Marking Time: Art in the Age of Mass Incarceration porte tant sur la centralité des prisons pour la culture et l’art contemporains, que sur le vaste monde du faire artistique dans les prisons états-uniennes. Il met en évidence dans l'engagement esthétique et dans les mondes de connaissance de personnes largement exclues de la vie civile, des établissements d’art et de la culture publique — de personnes gardées dans les prisons des USA — à travers les regards vers l’art de personnes incarcérées, tant individuelles qu’en collaboration avec des artistes, des activistes et des professeurs non-incarcérés, des pratiques qui exploitent le domaine expansif de l’état carcéral.2Les risques de ces collaborations qui traversent les barreaux de la prison sont le sujet du chapitre 5

Les pratiques des arts en prison résistent à l’isolement, à l’exploitation et à la déshumanisation des installations carcérales. Elles reconstituent ce que la productivité et le travail signifient en captivité puisque beaucoup de ces travaux engagent des pratiques et des organisations laborieuses, lentes et immersives. Il est également important de considérer le faire artistique comme étant une partie ample du monde de l’art contemporain, bien que l’art incarcéré n’apparaisse que rarement dans les galeries publiques ou des musées.

Cependant, les institutions d’arts établies, dans n’importe quel domaine, ne reflètent pas la vaste quantité des pratiques artistiques. Considérer l’art de personnes incarcérées comme si ces personnes ne participaient pas aux discours et aux institutions d’art met en scène l’effacement violent d’avoir été emprisonné. Comme les arts qui sont réalisés dans d’autres espaces, l’art prisonnier existe par rapport aux économies, aux structures de pouvoir qui gouvernement les ressources et les accès, ainsi que les discours qui légitiment certains travaux comme l’art et d’autres comme l’artisanat, les objets matériels, les artefacts historiques ou les déchets. 

Il est important de considérer le faire artistique comme étant une partie ample du monde de l’art contemporain, bien que l’art incarcéré n’apparaisse que rarement dans les galeries publiques ou des muséesLes arts visuels sont seulement l’un des domaines du vaste monde de la production culturelle des prisons. La littérature, la musique et le théâtre produits dans des contextes d’incarcération ont reçu plus d’attention de la part des chercheuses et des chercheurs, des écrivaines et des écrivains ainsi que des avocates et des avocats. Les écrits en prison, comme les travaux de Malcom X, d’Angela Davis, d’Oscar Wilde, d’Etheridge Knight, d’Antonio Gramsci, de Jimmy Santiago Baca, de Jack Henry Abbott et de George Jackson sont régulièrement enseignés dans les cursus universitaires. Le livre, parut en 2018, de Sharon Luk, The Life of Paper: Letters and a Poetics of Living beyond Captivity, propose une analyse impressionnante et riche de sens des lettres entre des personnes incarcérées et leur compagne ou leur compagnon, à travers plusieurs moments historiques ; il met en évidence la poétique et la matérialité d’écrire des lettres.3Sharon Luk, The Life of Paper: Letters and a Poetics of Living beyond Captivity (Berkeley: Uni-versity of California Press, 2018)Des recueils avec des enregistrements sonores de personnes emprisonnées sont produits depuis des décennies, et le théâtre au sein des prisons a déjà été mis en scène et est devenu une anthologie. Le visuel a reçu bien moins d’attention.

Le travail de Phyllis Kornfeld Cellblock Visions: Prison Art in America (1997) est une des notables exceptions. C’est un plongeon informatif dans l’art prisonnier durant les années d’enseignement de Kornfeld dans plusieurs prisons et états. Kornfeld propose de se concentrer sur l’art et non pas sur les politiques de la prison, écrivant qu’elle laisse cela aux spécialistes en réforme carcérale. J’étais disposée à m’engager dans les politiques des arts faits en prisons et, plus amplement, dans l’art comme un politique dans une zone d’emprisonnement humain en masse, en plus des autres formes du pouvoir carcéral. Comment l’immense portée du complexe industriel et prisonnier a dessiné les institutions de l’art et de la production d’art ? Et comment les arts visuels ont contribué à révéler les profondeurs et les dévastations de notre système de punition nationale ?

Prenons, par exemple, les peintures I Am the Economy (2018) et How Big House Products Make Boxer Shorts (2018) de l’artiste James "Yaya" Hough, faites lorsqu’il était détenu en Pennsylvanie. Dans les deux œuvres, le corps de l’homme noir dont on a pris les vêtements apparaît comme étant englouti par une machine pilotée par un homme blanc en uniforme. Dans I Am the Economy, l’autre côté de la machine lance des billets de dollar lorsque la population emprisonnée racialisée est « durement et mécaniquement convertie en argent par le complexe industriel et prisonnier. »4James “Yaya” Hough, artist statement, Capitalizing on Justice exhibit, presented by Worth Rises, 2018, https://correctionsaccountability.org/capitalizingonjustice/. Dans How Big House Products Make Boxer Shorts, le corps en captivité produit des marchandises, ici des caleçons boxers, qui sont à nouveau vendus aux personnes détenues.

James “Yaya” Hough, How Big House Products Make Boxer Shorts, 2018. Aquarela

Le corps d’hommes noirs emprisonnés dans les peintures de Hough approvisionnent les prisons avec l’emploi de personnes comme l’homme blanc en uniforme qui pilote la machine, le vendeur qui vend les marchandises, ceux qui font du profit grâce à la financiarisation des prisons et des installations carcérales, et d’autres réseaux et entités liées à la gouvernance carcérale. Le travail de Hough visualise ce que Ruth Wilson Gilmore, chercheuse et activiste de l’abolition des prisons, décrit comme étant les processus extra-activistes du complexe industriel prisonnier : « Les prisons permettent que l’argent soit en mouvement à cause de l’inactivité forcée des personnes qui y sont emprisonnées. Cela signifie que des personnes extraites des communautés, ainsi que les personnes qui y retournent, sans avoir le droit d’y appartenir rendent possible la circulation de l’argent en cycles rapides. Ce qui est extrait de celui qui est extrait, est la source de vie — temps. »5Ruth Wilson Gilmore, “Abolition Geography and the Problem of Innocence,” Futures of Black Radicalism, ed. Gaye Theresa Johnson and Alex Lubin (Brooklyn, NY: Verso, 2017), 227..

L’art de Hough fait aussi écho aux inquiétudes de l’artiste conceptuel non-incarcéré Cameron Rowland, dont les travaux enquêtent sur les processus d’extraction et d’exploitation provenant de l’assujettissement racial et le confinement sous un capitalisme racial. Un artiste dans les cellules de Pennsylvanie et l’autre dans un studio à New York, sans se connaître, produisent un art qui diagnostique les pratiques extractives dans les prisons, comme une continuité d’assujettissement des personnes noires. Tant dans la pratique de Hough que dans celle de Rowland mettent au défi l’ « intérieur » et l’ « extérieur » de la logique dans la carcérabilité.

James “Yaya” Hough, I Am the Economy, 2018. Aquarela

L’idée de séparation entre les incarcérés et les non-incarcérés soutient la logique d’enfermer les personnes dans des cages, les rendant ainsi invisibles par mesure de sécurité. À travers des pratiques artistiques et des communautés de création au sein des prisons, des artistes incarcérés luttent contre la punition de l’isolement et l’interruption des relations que la prison impose. Ils travaillent dans le but de miner les statistiques carcérales, en redonnant du sens aux données et aux informations — comme les photos des visages — qui les inscrivent comme des sujets criminels et incarcérés, ainsi que le stigmate d’être un prisonnier. L’art prisonnier fait partie de la longue histoire de ces personnes en captivité qui rêvent de liberté — créant de l’art, imaginant des mondes et trouvant des manières de résister et de survivre. 

L’art prisonnier fait partie de la longue histoire de ces personnes en captivité qui rêvent de liberté — créant de l’art, imaginant des mondes et trouvant des manières de résister et de survivreJared Owens, un artiste sorti du système prisonnier, a décrit, une fois, les risques liés à l’expérimentation artistique lorsqu’il se trouvait dans une prison fédérale. En tant que peintre abstrait, il voulait faire des travaux plus amples que ce que permettaient les toiles. Il a vu une planche de bois qui lui permettrait d’élargir une toile. Il a décidé de prendre cette planche, ce qui signifiait qu’il devrait éviter d’être arrêté par les agents. Owens a dit : « Ceux-ci ont été les trois mètres les plus longs de ma vie ». Je ne parvenais pas à comprendre ses mots et le sens du risque lié à l’expansion de sa poétique. Si Owens avait été arrêté à n’importe quel moment de cette épopée de trois mètres en direction de la planche, tant à l’aller qu’au retour, il aurait pu être mis au trou, sa peine pourrait être alourdie et ses biens confisqués.

Ce livre se courbe et ondule face aux virages de l’esthétique du risque, de l’expérimentation et des pratiques de personnes incarcérées qui imaginent, créent et produisent dans un système de punition si brutale que la majorité du public non-incarcéré ne peut même pas concevoir. Je ne pourrais pas avoir fini ce livre sans qu’Owens et les autres artistes sortis ou encore incarcérés soient disposés à partager leurs expériences en faisant de l’art, en affirmant leur humanité et en revendiquant la valeur et le sens d’être maintenu sous un régime de punition.

C’est très commun, les artistes décrivent la condition de confinement et d’oubli comme une obligation pour leur faire artistique. Ils ont été punis et rendus incapables ; ils ont été désignés comme étant des problèmes pour les autres personnes, les communautés et pour la société dans son ensemble. Les prisons sont des « solutions passe-partout pour les problèmes sociaux » écrit Gilmore6Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California (Berkeley: University of California Press, 2007). Elles fonctionnent non pas pour s’occuper de la pauvreté, des oppressions de genres et de race, du sous-emploi, du désespoir et des crises de santé (pour ne citer que quelques facteurs) qui reproduisent la population carcérale, mais pour rendre incapables les populations spécifiques, les rendant coupables du problème qui les a mené en prison. Des artistes emprisonnés délibérément assument la condition d’avoir été qualifié comme un problème social ou un échec, comme la base de leur expérience artistique. L’échec aliment leurs improvisations esthétiques et les risques existants pour produire les œuvres et les mondes qui dépassent la prison. 

Ce livre se courbe et ondule face aux virages de l’esthétique du risque, de l’expérimentation et des pratiques de personnes incarcérées qui imaginent, créent et produisent dans un système de punition si brutale que la majorité du public non-incarcéré ne peut même pas concevoir

Pour beaucoup de personnes non-incarcérées, lorsqu’elles pensent à l’art incarcéré, ce sont des images d’artisanat fait avec des bâtonnets de glace, des illustrations sur des enveloppes, des sets de table faits en crochet avec des fils synthétiques et des formes de body-art, comme les tatouages de prison. Des projets de magasins, comme des boîtes à bijoux et des meubles en bois sont populaires dans certaines institutions, tout comme des plaques murales et des murs de cafétérias, des couloirs et des salles de visites.

Ce sont quelques travaux d’artistes incarcérés, accompagnés d’une vaste gamme d’autres formes d’art qui mettent au défi les perceptions communautés des vies culturelles et des mondes artistiques des personnes emprisonnées. Beaucoup d’entre elles sont les reflets des limitations matérielles et du manque de matériaux d’art dans les prisons, les limitations que certains transforment en expériences avec des objets trouvés par hasard, des choses éphémères et qui appartient à l’état.

Une feuille peinte par Todd (Hyung-Rae) Tarselli rend une telle éventualité possible. Sur une feuille aux tons marron de l’automne, tombée d’un érable, il a peint de façon réaliste un écureuil ; des traits fins de marron, de blanc et de rouge créés la texture du poil de l’animal. L’œil de son visage, de profil, brille intensément.

Todd (Hyung-Rae) Tarselli, sem título (pintura de esquilo), 2017

Derrière l’écureuil, Tarselli a peint des feuilles foncées sur l’herbe, alors que l’animal se nourrit de quelque chose qu’il a trouvé — une scène forestière peinte sur un morceau de nature créé dans une cellule de prison. La vie de la feuille, en tant que matière organique, fait partie de l’art, avec des trous sur la superficie, grâce à la décomposition. Tarselli était détenu, seul, durant des années, où il a peint et dessiné des scènes de la nature.

Il a également fait un art explicitement politique, dans lequel il condamne le complexe industriel et prisonnier et soutient les idéologies libertaires et révolutionnaires, ainsi que les mouvements sociaux antérieurs, la connaissance qu’il a acquis à travers la lecture et l’apprentissage avec d’autres détenus. Cela fait partie de ce que Dylan Rodríguez appelle « la pratique carcérale » radicale' d’intellectuels emprisonnés qui continuent à influencer des générations de personnes incarcérées. Le travail de Tarselli matérialise les conditions par lesquelles « l’art incarcéré » surgit : l’espace pénal, la matière pénale et le temps pénal7Les concepts que j’élabore dans le chapitre 1.

Pour résumé, l’espace pénal fait référence à l’architecture du confinement et l’ensemble de relations que l’incarcération structure ; la matière pénale est l’accès limité à des biens matériels et des objets pour la production de culture dans la prison ; et le temps pénal est la punition mesurée par le temps de captivité ou sous la supervision de l’état, comme la libération conditionnelle.

L’art prisonnier est communément décrit comme « art marginal » ou « folklore », ce qui signifie que c’est un art fait par des artistes qui ne possèdent aucune ou alors peu de formation ou qui créent en dehors des institutions d’art établis. D’autres études se sont concentrées sur les programmes d’art et les ateliers basés sur les modèles de l’art-thérapie, liés à des disciplines comme la psychologie, l’éducation et la criminologie et qui promeuvent l’exploitation de déplacements créatifs comme une forme de soin et de réhabilitation des personnes.

Je n’utilise pas le discours de l’art réhabilisateur, malgré le fait que certains artistes et professeurs que j’ai interviewés aient travaillé dans cette perspective. Ma principale inquiétude sur la perspective de la réhabilitation est que dans son premier objectif de changer l’individu, il ne propose pas une analyse ou une critique de comment l’état carcéral dépend de la production de sujets criminels, diminuant ainsi les possibilités de vie de toute une population. L’abordage des arts de la réhabilitation ne touche pas les relations structurelles et politiques plus larges que j’essaie de relever entre art, esthétique et état carcéral.

En plus de cela, mon engagement avec l’art se fait à travers une vision abolitionniste qui a pour objectif la fin de l’incarcération humaine et des conditions qui produisent la prison. Ainsi, même si je n’écris pas sur l’art prisonnier comme nécessairement thérapeutique ou réhabilisateur (puisque ces concepts sont utilisés dans les contextes prisonniers et hospitaliers), je reconnais et je respecte que de nombreux artistes incarcérés utilisent et comprennent le faire artistique comme faisant partie de leur soin et du processus d’acceptation de la vie dans les prisons.

L’art fait dans les prions des USA et des centres de détention (que certains appellent « arts des cellules » et que d’autres appelles « arts des prisonniers ») est si commun que le Bureau Fédéral des Prisons a de nombreuses pages d’instructions qui régulent la production, la distribution et la vente d’art en établissements pénitentiaires. Les règles donnent aux administrateurs de la prison une large autorité sur la manière dont chaque prison gère le faire artistique : " La Direction peut restreindre, pour des raisons de sécurité et de rangement, la taille et la quantité de tous les produits faits au sein du programme d’art et d’artisanat. Les peintures envoyées en dehors de l’institution doivent être conformes aux règles de l’institution et aux règlementations postales. Si l’œuvre d’art ou d’artisanat d’un prisonnier est en exhibition publique, le Directeur peut restreindre le contenu du travail selon les règles de décences de la communauté.8U.S. Department of Justice, Federal Bureau of Prisons, Recreation Programs, Inmates, “Program Statement,” P5370.11, 6/25/2008, p. 12. 

Selon la direction, la prison permet aux personnes emprisonnées d’envoyer leurs œuvres à leur famille ou à leurs amis (s’ils prennent en charge les frais d’envoi) ou de donner les œuvres à leur famille durant les visites, après approbation. Dans beaucoup d’institutions, les artistes incarcérés peuvent également vendre leurs travaux selon les critères de la direction ou des agents pénitenciers, ce qui implique généralement un pourcentage des ventes pour la prison. Dans l’état d'Ohio, par exemple, les prisons gardent 20 % du prix de vente de l’œuvre.

Les œuvres faites par les détenus peuvent être très lucratives pour certaines entreprises et les ateliers d’art et d’éducation peuvent fonctionner comme un moyen de gérer les personnes en captivité pour qu’elles ne défient pas par les autorités de la prison. Dans la prison d’Etat de Louisiane, également connue sous le nom d’Angola, l’art incarcéré est très vendu sur les foires de rodéos bisannuelles, amenant un bénéfice significatif à l’institution et un pourcentage pour les personnes incarcérées qui peuvent l’utiliser au réfectoire ou l’envoyer aux membres de leur famille.9Lucia Davis, “Inside the Angola Prison Hobbycraft Sale, Where Inmates Sell their Cre-ations,” Atlas Obscura, 14 Jan 2016, https://www.atlasobscura.com/articles/inside-the-angola-prison-hobbycraft-sale-where-inmates-can-sell-their-creations.

En réalité, la majorité de ces programmes ne peuvent avoir lieu sans la permission des directions ou des départements de correction, qui voient le bénéfice de faire de l’art pour les opérations de la prison. En ayant en vue la manière dont les prisons instrumentalisent l’art incarcéré pour maintenir les institutions, les artistes incarcérés et leurs alliés non-incarcérés innovent et engagent des pratiques esthétiques qui dépassent et mettent au défi les restrictions des prisons.

En plus de cela, l’art prisonnier transforme la manière de penser les collections d’art et les collectionneurs. Les principaux collectionneurs des œuvres d’art faites en prison sont d’autres personnes incarcérées ou leurs partenaires. L’art prolifère dans la prison et beaucoup de collections existent dans les cellules, dans les selliers et dans les salles de classe.

L’art prolifère dans la prison et beaucoup de collections existent dans les cellules, dans les selliers et dans les salles de classe

L’administration de la prison collectionne également l’art qui y est fait. Les employés des prisons commandent souvent des œuvres aux personnes incarcérées et négocient des taxes dans l’économie carcérale. Ces négociations se passent généralement extra-officiellement et entre les personnes qui occupent des postes de pouvoir très différents . « Commission » et « négociation » sont des termes ambiguës pour décrire les accords que les personnes ayant une autorité importante sur le quotidien de ces artistes incarcérés, ils sollicitent de l’art en échange d’argent, de biens ou d’un traitement spécial. 

La majorité des artistes qui ont raconté le fait de faire des œuvres pour les employés de la prison ont dit qu’ils négociaient avec les agents l’accès à des matériaux interdits ou à des faveurs, ceci inclut de l’aide pour envoyer leurs œuvres en dehors de la prison.

 

Pour des personnes incarcérées, l’accès au travail artistique et à la priorité sur leur œuvre varie amplement selon les prisons et les centres de détention. Certaines installations ont des salles d’art bien équipées et proposent des cours d’art de disciplines variées. Dans d’autres, les détenus créent des groupes d’art qu’ils administrent eux-mêmes, dans lesquels ils partagent les ressources et enseignent les techniques les uns aux autres.

Les artistes, en général, s’approprient le matériel de l’état pour faire de l’art, une pratique qui représente une infraction et qui peut amener à la confiscation du travail et à d’autres formes de punition. Leurs pratiques sont fortement surveillées et l’art peut être confisqué pour plusieurs raisons. « Les officiers peuvent confisquer une image simplement à cause de son sujet. Des affiches de femmes nues reçoivent normalement un accord tacite si elles sont appréciées discrètement. Elles peuvent être affichées sur les murs des cellules dans certaines prisons et dans d’autres, non. Si une peinture est interprétée comme une incitation à la révolte, elle sera confisquée. Des images de violence contre les agents, des symboles de gangues, des affirmations racistes et des écrits offensifs sont interdis », écrit Kornfeld.10Kornfeld, Cellblock Visions, 12.

Dans des lieux comme l’unité du couloir de la mort dans la prison d’état de Louisiane, on interdit légalement aux personnes condamnées de faire de l’art sans autorisation de la direction, après qu’une œuvre d’un homme dans le couloir de la mort en soit sortie et ait été vendue sur internet. La loi d’état de 2012 déclare : « Est considérée comme de la contrebande n’importe quelle esquisse, peinture, dessin ou autre représentation picturale produite, entièrement ou en partie, par un délinquant condamné à la peine capitale, sauf autorisation du directeur de l’institution, et la créée constitue un crime punit d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison. »11Cheryl Mercedes, “Website Obtains, Sells Convicted Killer’s Art,” WAFB, 30 Jan 2012, http://www.wafb.com/story/16635022 /convicted-baton-rouge-serial-killer-sells-artwork-from-prisonMerci à l'artiste Deborah Luster et Cormac Boyle du Center for Justice en Louisiane pour avoir partagé le La Act. MDR. 14:402(D)(10) avec moi et pour avoir fourni des ressourcesLa loi a été mise en place comme une mesure pour empêcher les personnes se trouvant dans le couloir de la mort de devenir célèbre ou de tirer un bénéfice financier de leur condition.

La question de la propriété et de faire des bénéfices à partir de l’art en étant une personne incarcérée a fait les titres des journaux principalement en 2017, lorsque le Pentagone a tenté de fermer Ode to the Sea: Art from Guantanamo Bay, une exposition d’art d’actuels et anciens détenus de la prison militaire. Les pièces ont été créées lors d’un programme officiel dans lequel les détenus ont eu accès à des cours d’art. L’exposition a été largement félicitée, avec des critiques dans le Paris Review, le New Yorker, le New York Times et The Guardian. L’une de ces peintures, réalisée par Muhammad al Ansi, représente le corps sans vie d’Alan Kurdi, un enfant syrien qui s’est noyé dans la Mer Méditerranée alors que sa famille cherchait un refuge. Ansi a basé sa peinture sur une photographie largement partagée du corps mort de Kurdi sur une plage turque du photographe turc Nilüfer Demir.12Brandon Griggs, “Photographer Describes ‘Scream’ of Migrant Boy’s ‘Silent Body,’” CNN .com, 3 Set. 2015 https://www.cnn.com/2015/09/03/world/dead-migrant-boy-beach-photographer-nilufer-demir/index.html.

Muhammad al Ansi, sans titre (Alan Kurdi), 2016.

Même si le Département de Défense a, initialement, approuvé l’œuvre pour l’exposition, apposant au verso des œuvres le tampon « Approuvé par les Forces des USA », le gouvernement des USA a, postérieurement, émis des réserves sur la réception enthousiastes des œuvres et des narratives de captivité qui sont apparues dans la couverture journalistique.

Le gouvernement s’est également opposé à des tentatives de ventes de n’importe laquelle de ces œuvres. Le résultat de tout cela a été l’interdiction des militaires de laisser les œuvres sortir du camp, ce qui signifie que les détenus n’ont plus pu livrer les œuvres à leurs avocats ou à leurs familles, ce qui était une pratique commune avant l’exposition. Le Pentagone a publié la déclaration suivante : « Les objets produits par les détenus de la Baie de Guantanamo restent des propriétés du gouvernement des USA. »13Carol Rosenberg, “After Years of Letting Captives Own Their Artwork, Pentagon Calls It U.S. Property. And May Burn It,” Miami Herald, 16 Nov 2017, http://www.miamiherald.com/news/nation-world/world/americas/guantanamo/article185088673.htmlSelon cette politique, les détenus ne peuvent plus prendre leurs œuvres avec eux si et quand ils seront remis en liberté. Au lieu de cela, les militaires ont proposé de brûler les œuvres laissées là-bas.

Au fur et à mesure que l’accès et la propriété de l’art prisonnier sont contestés, il en est de même pour la propre catégorie. Le terme, comme m’a dit un historien de l’art, laisse peu de place à l’imagination ; il dit au public à quoi il doit s’attendre avant même de regarder. De la même manière, un écrivain intéressé par le thème a démotivé l’emploi du terme, en attirant notre attention sur le fait qu’une dévalorisation et des formes amatrices de l’art surgiraient. Il s’inquiétait du fait que le terme diminuerait l’inventivité de l’esthétique de l’art fait au sein des prisons. Treacy Ziegler, un instructeur d’art dans les prisons et curateur de Without the Wall — une exposition d’art avec des œuvres d’artistes anonymes, dont la moitié a été incarcérée — propose une critique similaire à la catégorie.

Dans le choix de l’exposition, Ziegler a interrogé : « Pouvons-nous expérimenter l’art sans l’histoire de l’artiste ? »14Rachel Heidenry, “‘Without the Wall’ Explores Identity and Incarceration at Philadelphia’s City Hall,” Artblog, 9 Jul 2014, http://www.theartblog.org/2014/07/without-the-wall-explores-identity-and-incarceration-at-philadelphias-city-hall/ Without the Wall a essayé de mettre au défi la conception du public à propos de l’art prisonnier, en demandant au public qu’il considère que ses interprétations du travail se fassent via des idées stéréotypées sur les thèmes, les genres et les moyens utilisés par les artistes incarcérés. Mais un journaliste qui ne couvrait pas l’exposition a également noté une contradiction dans l’exercice de sélection de l’exposition, en argumentant qu’une grande partie de l’attraction de l’exposition au public venait du fait qu’une partie de l’art provenait de la prison.


Comment l’art prisonnier défie-t-il les conceptions familiales à propos de ce que cela signifie d’être en prison en même temps qu’il révèle les limitations institutionnelles desquelles il émerge ? Des questions liées à la terminologie que nous utilisons pour l’art prisonnier et sur les conditions dans lequel il est produit sont devenues encore plus opportunes au fur et à mesure que l’art de personnes incarcérées a circulé amplement dans la sphère publique. Durant une conversation que j’ai coordonnée avec des artistes sortis de prison, un homme du public a pris la parole pour commenter à quel point nous ne parlons que très rarement du sens du contexte dans lequel ces œuvres sont faites lorsque nous parlons de l’art des personnes non-incarcérées.

L’artiste ancien détenu était d’accord, mais il a également expliqué clairement que, lorsqu’une œuvre d’art est faite en prison, il est impossible de ne pas reconnaître la signification du contexte institutionnel. Il a observé que son œuvre a significativement changé lorsqu’il s’est retrouvé en prison à cause du contexte, de la régulation du temps, de la présence constante des agents pénitentiaires et de l’accès limité aux matériaux — tout cela a changé son horizon esthétique. Pour lui, le temps pénal, le matériel pénal et l’espace pénal l’ont mené vers un processus plus libérateur, répétitif, et même parfois mécanique — un processus qui produit des œuvres intensives en main d’œuvre et qui prend du temps, quelque chose qu’il n’aurait pas fait en dehors de la prison.

J’utilise le terme « art prisonnier » au lieu de « art du prisonnier » parce que je pense que le premier plus ample et expansif, également parce qu’il inclut les travaux faits en collaboration avec des parties non-incarcérés. C’est un terme qui cherche à déstigmatiser les artistes incarcérés et qui indique des manières dont l’incarcération agit au de-là des murs des prisons et comment l’incarcération en masse impact l’esthétique et la culture plus amplement. Ces expérimentations sont devenues plus urgentes, grandissent rapidement et apparaissent comme des stratégies de survie dans le contexte d’incarcération de masse. Avec l’augmentation des prisons ces dernières décennies, les modes de résistance et les formes culturelles de l’incarcération se sont élargies.

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Nicole Fleetwood | ÉTATS UNIS |

Titulaire d’un baccalauréat ès arts (1994) de l’Université de Miami et d’une maîtrise (1998) et d’un doctorat (2001) de l’Université Stanford. De 2005 à 2021, elle a été affiliée à l’Université Rutgers au Nouveau-Brunswick, avec des nominations aux départements d’études américaines et d’histoire de l’art. Mme Fleetwood est actuellement professeure James Weldon Johnson au Département des médias, de la culture et des communications de l’Université de New York. Ses publications supplémentaires comprennent les livres Troubling Vision : Performance, Visuality and Blackness (2011) et On Racial Icons (2015) et des articles dans Artforum, African American Review, Aperture, Callaloo et LitHub. Les expositions co-organisées par Fleetwood ont été présentées, entre autres, au Andrew Freedman Home, aux Aperture Foundation Galleries et au Zimmerli Museum of Art.

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