Futurisme Mathare
De mendiants à maîtres de notre propre destin
Par Kanyi Wyban
| Kenya |
août 2020
traduit par Déborah Spatz
La grande majorité de mes amis, à Mathare, peut être distinguée par un dénominateur commun — un historique de mendicité et de dépendance absolue. Cela a, au fil des années, paralysé et empêché la libération de la communauté de manière substantielle. Nous avons été moulés en une génération sans voix de victimes dépendantes, en attente constante d’une aide extérieure pour changer nos circonstances. Comme dans les ghettos autour du monde, les ONG semblent être le seul soulagement de Mathare face aux problèmes structurels. Elles donnent l’impression de remplir le vide créé par un état en retrait. Et souvent, elles le font. Clairement, l’État a complètement abdiqué de son devoir traditionnel et continue de négliger ces zones urbaines profondément inégales. Le plus souvent, cependant, la réelle contribution des ONG a été de désamorcer la colère politique et de distribuer, comme une aide ou de manière volontaire, ce que les gens devraient recevoir de droit. Nous avons ainsi fini par devenir une génération élevée par les ONG, une génération que la société préfère qualifier de paresseuse et d’ayants droits.
Une tentative de retracer le pedigree de dépendance nous rappelle comment des milliers d’entre nous ont appris à être des mendiants professionnels avant d’apprendre l’alphabet ! À l’époque, je n’étais qu’un garçon de 3 ans, avec le monde entier devant moi. Les mères et les tantes étaient les meilleures institutrices pour cet ensemble de compétences. Elles discernaient soigneusement les cibles potentielles de loin et nous disaient ensuite d’arborer « le visage enfoncé » lorsque nous nous approchions. C’est, du moins, comme cela que ça a été mis en place dans ma famille et dans plusieurs autres autour de moi. On nous demandait également de tendre la main vers l’étranger, tel un client qui demande sa monnaie. Cet étirement des mains devait alors être suivi de près par les mots :
« Anko saidiaa, saidiaa anko …! »
« Aide-moi, mon oncle, mon oncle, aide-moi, s’il te plaît… !»
C’était la manière la plus sûre de solliciter quelques pièces de monnaies indispensables, de leurs poches. Pour une certaine raison, ces tactiques ont eu un fort taux de réussite, en ce sens que nous rentrions à la maison avec de l’argent pour la nourriture et quelques autres commodités. L’enfant qui parvenait à rapporter la plus grande part à la maison était récompensé avec des petites faveurs ci et là. Naturellement, aussi naïf que nous l’étions, nous devenions jaloux et essayions de « travailler » pour gagner les avantages supplémentaires de notre travail. Ensuite, la Mission of Hope International (MOHI) est venue, une ONG caritative qui s’est installée dans notre quartier en proposant une éducation gratuite, un programme alimentaire, et tenez vous bien ! Une alimentation spirituelle. Les parents ne pouvaient pas se permettre de perdre une place pour leur enfant. C’est ainsi qu’une multitude de mes pairs a quitté les rues pour suivre de nouvelles possibilités. Après cela, plus d’enfants avaient de bonnes chances d’avoir accès à l’éducation, contrairement à avant, lorsque qu’on pouvait compter le nombre de personnes que je connaissais qui avaient été au-delà de l’école primaire ! Mais avec le temps, de plus en plus d’organisations se sont installées autour de nous, tentant de résoudre les problèmes allant de la sensibilisation au HIV/SIDA, à l’autonomisation des femmes, ou encore à l’insécurité alimentaire, ou même un grand nombre d’entre elles étant des organisations de façade utilisées comme un moyen d'évasion fiscale.
Le mauvais côté de la charité, c’est que ça ne fournit jamais des solutions durables aux inégalités systémiques. Elles donne autant de gratification instantanée au donneur qu’au receveur, mais ses implications peuvent être épouvantables. Ce zèle missionnaire est uniquement capable d’amortir l’angoisse du peuple, de modifier la psyché publique et d’arrondir les bords de la conscience politique et de la résistance.
Donc non, je ne réfute pas le fait que ma génération soit composée du type de personnes paresseuses et d’ayants droits. Être éduqué mais sans emploi, délibérément violé et de préférence, réduit au silence a été hyper-normalisé chez les jeunes des quartiers pauvres kenyans. En fait, une équipe de jeunes gens avec laquelle je travaille dans le Mouvement Mathare Green (MGM) est très fortement déterminée à ne pas atteindre cet objectif. Nous sommes concentré sur le fait de créer des liens explicites entre les inégalités sociales et économiques à Nairobi, avec une généalogie d’apartheid environnemental, une pensée qui provient profondément de la réflexion à propos du fait que Mathare n’ait pas d’arbres, alors que juste de l’autre côté du fleuve, le quartier de classes supérieures de Muthaiga regorge de verdure. Une partie de Mathare est traitée de cette façon à cause de son environnement débraillé. Quelqu’un m’a dit que si les mouvements sociaux n’avaient pas le dynamisme de la jeunesse, ils mourraient à coup sûr. Je ne pouvais pas être plus d’accord.
Étant donné le contexte politique actuel, les jeunes, principalement les jeunes hommes, continuent d’être décrits et victimisés chaque jour, sans que leur voix soit entendue. C’est une guerre que l’État semble résolu à mener contre ma génération, l’État même qui nous a négligés et a étouffé nos tentatives de nous exprimer. Dans son article, « Les assassinats extrajudiciaires à Nairobi et une réponse basée sur la communauté », Brice Jacquemin (un étudiant belge en recherches de master que j’ai rencontré en janvier 2018) développe le fait que la police n’effectue pas un travail de police. Au contraire, elle est une force de contrôle social. Elle joue le rôle de l’homme « raisonnable » dans une guerre injuste et déraisonnable. Je me rends compte que c’est facile de changer cette déclaration en un acte d’accusation de toute la police. Ça serait un mensonge. Dans les eaux troubles de la police urbaine brutalement corrompue, bien sûr, il y en a quelques uns qui font un travail de grande valeur. Oui, la police est également une institution confrontée à une myriade de problèmes, comme le financement insuffisant, la répression, etc. Mais il est nécessaire de détourner notre attention du travail positif réalisé par quelques policiers, de façon individuelle, et d’examiner la culture policière dans un contexte beaucoup plus large.
Mathare est entouré et socialement contrôlé par une force totale, héritage de l’omniprésence institutionnelle coloniale. On trouve des postes de polices à chaque entrée de la vallée: le poste de police de Pangani, à l’ouest, le poste de police de Muthaiga, au nord, le poste de police de Huruma, à l’est et la base militaire aérienne de Moi, au sud. Selon un rapport d’action participative documenté et publié par le Centre de Justice de Mathare (MSJC), entre 2013 et 2016, la police a tué plus de 800 jeunes à Mathare et dans d’autres quartiers informels du pays.
La police est un prédateur. Les cas d’abus et de brutalité extrême sont dépourvus de toute trace d’humanité. Ils sont le symbole d’une société qui prospère en victimisant une génération entière. Une société qui nous a enseigné à mendier, nous donne des bribes sans opportunités, mais elle ne condamne pas l’injustice et/ou l’échec abject de l’État dans sa gouvernance.
La nécessité urgente de naviguer dans les difficiles réalités existentielles alors que la jeunesse de Mathare nous a, par conséquent, obligée à employer des tactiques intelligentes sur la meilleure manière d’éviter toute sorte de rencontre ignoble avec des officiers en patrouille. Il faut avoir sa carte d’identité sur soi à chaque fois qu’on sort de la maison. La non-présentation du document sur demande signifierait des négociations désagréables qui pourraient mener à un harcèlement sans signification, voire même à une arrestation juste pour la forme. Ce qui est encore plus bizarre, c’est le fait que le policier assassin le plus célèbre est généralement connu par son visage et son nom, mais personne n’ose dire son nom en public sans qu’un sentiment de paranoïa ne traverse son corps. C’est comme s’il nous voyait et entendait tout. La plupart des gens pense que c’est le cas. Vous imaginez ? Personne ne devrait avoir tout ce pouvoir - avoir une communauté entière à ses pieds.
Au fil du temps, nous lui avons inventé un surnom. « Mjamaa ». Ainsi, tout le monde peut dire son nom sans soulever de tension, y compris les femmes qui sont, généralement, les premières informées de sa présence, lorsqu’il apparaît en voiture Probox sans immatriculation. Ça nous aide à veiller les uns sur les autres. Mjamaa est très connu pour causer le chaos dans les groupes de jeunes. Une fois, il a pointé son arme et a tiré sur la chaîne hi-fi qui jouait de la musique pendant la cérémonie funéraire d’un jeune homme qui venait d’être exécuté. Il a immédiatement perturbé la collecte de fonds, lancé d’innombrables insultes, en disant:
« Les voyous méritent de mourir et de s’enterrer eux-même après ! »
La libre circulation est également très limitée dans notre propre quartier. Un jeune homme ne peut pas marcher librement la nuit : si vous rentrez, après avoir fait la fête, aux aurores, vous ne pouvez rentrer chez qu’à vos risques et périls. Pour ceux qui portent des dreadlocks, comme moi, le risque est énorme ! C’est l’une des caractéristiques clés, parmi de nombreux autres codes vestimentaires, fréquemment utilisées pour dresser le profil des suspects potentiels. Selon la police, porter un certain type de vêtements nous place directement dans la catégorie des coupables, jusqu’à preuve de notre innocence. Comme si les criminels avait un look caractéristique.
Cela concerne le port de chaînes brillantes, certains types de chaussures et de casquettes. Le raisonnement derrière tout ça est inquiétant et perturbant, les policiers sont, en fait, convaincus que les jeunes sans emploi ne peuvent pas se permettre de porter des chaînes et des chaussures décentes sans avoir commis un crime. Pourquoi une simple coiffure ou une tenue élégante peuvent-ils être utilisés pour distinguer les voyous ? Ça me dépasse.
Se rassembler dans les MGM nous a obligés à mettre en place différentes manières de plaidoyer dans une tentative de construire la conscience dans la société. Nous avons inventé le terme « Mathare Futurism » pour décrire comment nous imaginons des réalités possibles et notre travail pour concevoir un nouveau futur pour Mathare. La majorité d’entre nous étant des artistes, notre approche utilise l’art, la musique, les mots et les arbres, comme symboles de pouvoir.
Nous ne rendons pas seulement notre environnement plus vert, nous nourrissons également la communauté grâce à la plantation d’arbres fruitiers, nous fournissons des remèdes naturels, grâce à la plantation d’herbes médicinales, nous embellissons la communauté avec des fleurs ornementales et nous commémorons la vie de ceux que nous avons perdu à cause des meurtres commis par la police, à Mathare, en plantant des arbres en leur mémoire. Nous offrons ainsi la guérison à un peuple blessé, à la famille et aux amis des victimes. Les arbres sont le symbole de la régénération et nous avons l’intention de nourrir nos vies avec la communauté, en utilisant les arbres comme des totems de résilience. Leur survie parmi les forces qui agissent contre leur croissance est représentative de la manière dont nous nous élèverons, non plus comme des mendiants, mais comme les maîtres de notre propre destin !
Kanyi Wyban | Kenya |
Est un jeune écrivain et musicien vivant à Mathare, à Nairobi, au Kenya. Il est le fondateur de Heroes of Mathare, un projet de narration d’histoires qui a pour but de raconter de belles histoires en célébrant les héros de la communauté, appelée également « slum ». Il est également le coordinateur du Mathare Green Movement, une campagne de justice écologique dont l’objectif est de soutenir l’action de jeunes pour reconquérir l’humanité de Mathare en plantant des arbres et en rendant la communauté plus verte.