essais

periferias 9 | Justice et droits dans la migration Sud-Sud

Plus d’attentes, moins de droits

Expériences d’enfants migrants éthiopiens en Afrique du Sud

Mackenzie Seaman et Henrietta Nyamnjoh

| Ethiopie |

octobre 2023

traduit par Déborah de Oliveira Spatz

Des voyages risqués

Sur une population totale d’environ 100 millions de personnes en Éthiopie, plus de 3 millions vivent à l’étranger. Alors que les Éthiopiens avaient traditionnellement migré vers le Kenya et le Soudan, la majorité des Éthiopiens voyageant « vers le sud » se rend aujourd’hui en Afrique du Sud. Il n’y a pas d’estimations officielles quant au nombre d’Éthiopiens en Afrique du Sud. Cependant, les experts estiment que leur nombre augmente de façon exponentielle, beaucoup arrivant de manière irrégulière et sans papiers. 

Le voyage d’Éthiopie vers l’Afrique du Sud fait partie de « la route du Sud » qui va de la Corne de l’Afrique à l’Afrique australe et traverse principalement cinq pays : le Kenya, la Tanzanie, le Malawi, le Mozambique et le Zimbabwe. Les migrants éthiopiens entreprennent bien souvent ce voyage à la recherche de meilleures opportunités de vie et pour réaliser leurs aspirations migratoires. Bien qu’il soit commun, le voyage n’est pas facile. Les voyages des Éthiopiens le long de la Route du Sud se terminent le plus souvent en Afrique du Sud et sont marqués par la contrebande et le trafic. Le voyage implique également le risque d’emprisonnement, de déportation, d’exploitation ou d’abus et de mort.  

En décembre 2022, 27 corps de migrants éthiopiens ont été retrouvés à la périphérie de Lusaka, la capitale de la Zambie, à la suite d’incidents signalés précédemment. Plus tôt en 2022, 30 Éthiopiens ont été découverts dans une fosse commune au Malawi. En mars 2020, 64 hommes éthiopiens ont été retrouvés morts par asphyxie dans un conteneur d’expédition scellé au Mozambique.  

Bien que beaucoup d’attention soit portée sur les dangers des mouvements vers le « Nord » qui se terminent aux frontières sud de l’Europe et de l’Union européenne, ces mouvements vers le Sud sont communs et également chargés de risques. On estime que plus de 900 Éthiopiens sont morts sur le routes migratoires depuis 2014. Cela correspond probablement un énorme sous-dénombrement. 

Des enfants en mouvement

Les expériences des enfants sont cachées dans ces statistiques. La population d’Éthiopie est incroyablement jeune. On estime que 45 % de sa population a moins de 15 ans et 71 %, moins de 30 ans, ce qui correspond aux caractéristiques de l’Afrique subsaharienne et de la Corne de l’Afrique, en général.

Une grande partie de la migration dans cette région est ainsi entreprise par des jeunes. Selon les estimations, l’âge médian des migrants d’Afrique est le plus jeune au monde. Bien qu’il n’existe pas de statistiques spécifiques sur les enfants migrants en Éthiopie, ni sur les migrants éthiopiens en général, la migration des enfants, non accompagnés et au sein des familles, est courante et en augmentation.

Une grande partie de la migration dans cette région est ainsi entreprise par des jeunes. Selon les estimations, l’âge médian des migrants d’Afrique est le plus jeune au monde.

La perception des communautés sur la migration des enfants est complice de cela. En Éthiopie, les enfants peuvent atteindre l’âge adulte social avant l’âge de 15 ans. Même s’ils sont légalement considérés comme des enfants, les communautés ne voient pas ce mouvement d’enfants comme une migration d’enfants en soi. L’amharique ainsi que les dialectes locaux ont des mots qui catégorisent les enfants différemment des définitions juridiques occidentales. La migration est également vue comme un rite de passage fondamental que les enfants entreprennent pour devenir des adultes. 

Un accueil maladroit

Les difficultés auxquelles les enfants éthiopiens font face continuent après le voyage migratoire. En Afrique du Sud, tant ceux qui ont migré, que ceux qui sont nés dans le pays de parents éthiopiens, sont confrontés à des difficultés pour accéder à leurs droits. Souvent, on leur accorde l’accès à des documents de seconde classe, ou alors, ils se voient entièrement refuser l’accès à des documents appropriés. Les enfants éthiopiens nés de parents ayant le statut de demandeurs d’asile ou de réfugiés ont le même statut que celui de leur mère. Cependant, certains de ceux nés en Afrique du Sud continuent de lutter pour obtenir des papiers d’identité, ce qui les menace d’être apatrides. 

Les histoires recueillies par le réseau MIDEQ, un consortium de recherche mondial qui analyse les relations complexes et multidimensionnelles entre la migration et les inégalités dans les pays du Sud, mettent en évidence les difficiles expériences de ces enfants pour accéder à leurs droits en Afrique du Sud. 

Mia est née en Afrique du Sud de parents éthiopiens. Ne connaissant que l’Afrique du Sud, la vision de Mia sur l’Éthiopie est basée sur les histoires de ses parents et sur les appels occasionnels au pays. Son accent est sud-africain, elle parle couramment l’afrikaans et sa vision du monde est sud-africaine. Malgré cela, elle n’a pas la nationalité sud-africaine. Alors que Mia avait une pièce d’identité temporaire, le Covid-19 l’a empêché de la renouveler. Par conséquent, au moment de l’entretien, elle venait de devenir sans papiers. 

Les conséquences du manque de documentation de Mia se répercutent tout au long de sa vie. Elle ne peut pas accéder à son Matric (certificat de fin d’études secondaires) car le système numérique exige un document d’identité valide. Par conséquent, elle ne peut pas non plus s’inscrire dans l’enseignement supérieur. Voulant désespérément obtenir des documents appropriés du ministère de l’Intérieur et du bureau des Réfugiés, elle avait demandé au directeur de son école de lui fournir les résultats de manière informelle - ce qu’il a refusé. Ainsi, incapable de poursuivre ses études, au lieu de ça, Mia travaillait dans le magasin de son père lors de l’entretien, tout en ayant toujours envie de poursuivre ses études.

Contrairement à Mia qui est née en Afrique du Sud, Ephraim a émigré en Afrique du Sud à l’âge de 14 ans, pour retrouver ses parents, ainsi que pour poursuivre ses études pour, comme il l’a dit : « Apprendre et parler un bon anglais. » Cependant, il a abandonné l’école  à cause de son manque de document approprié. « Je suis allé dans une école avec mon père… Et la première chose qu’ils ont demandée étaient mes documents… [que] Je n’avais pas. » Bien qu’il ait également décrit avoir été intimidé par le niveau d’éducation, son choix de renoncer à l’école était finalement dû à des problèmes de papiers. « Même si j’avais peur, je voulais quand même aller à l’école, mais je n’avais pas de papiers. »

Non seulement Ephraim n’a pas les papiers nécessaires pour accéder pleinement à l’éducation et à d’autres droits en Afrique du Sud, mais, contrairement à Mia, son anglais et son éducation limités ont exacerbé ses difficultés à naviguer dans la bureaucratie complexe en Afrique du Sud pour les Éthiopiens. Aujourd’hui, comme la plupart des enfants migrants non-accompagnés d’Éthiopie en Afrique du Sud, Ephraim vit en tant que migrant sans papiers dans un Township, travaillant de manière informelle dans l’une des petites épiceries de son père.  

Des attentes de plus en plus hautes et le rôle des parents

Les enfants servent souvent d’intermédiaire culturel pour les familles migrantes. Ils naviguent dans des systèmes juridiques complexes, traduisent pour les membres de la famille et assument souvent de rôles parentaux lorsqu’ils interagissent avec des institutions, telles que les écoles. Les enfants qui migrent sans leur famille sont souvent  seul pour faire face au fardeau de la migration et de l’adaptation.

En Afrique du Sud, les enfants éthiopiens occupent également des postes importants de pouvoir et de responsabilité au sein de leur foyer, tels que la navigation dans la relation entre le foyer et le ministère de l’Intérieur et le bureau des Réfugiés, ainsi que la relation entre les parents et la direction de l’école. Les recherches du MIDEQ menées en Afrique du Sud soulignent les rôles parentaux que les enfants des ménages de migrants assument souvent. 

Samuel est arrivé en Afrique du Sud en 2012, à l’âge de 12 ans et il a immédiatement été inscrit à l’école. Il est l’aîné d’une famille de cinq enfants. À l’école, il a eu des difficultés à s’adapter au sein du système éducatif à cause d’un manque de maîtrise de l’anglais. Cependant, il a rapidement commencé à lire et à parler couramment l’anglais, il est ainsi devenu l’interprète entre ses parents et les responsables de l’école. À l’âge de 15 ans, il a commencé à assister aux réunions scolaires au nom de ses parents. À 17 ans, il était le principal décideur pour ses frères et sœurs, alors que ses parents se consacraient à gagner de l’argent qu’ils renvoyaient au pays. « Depuis que j’ai commencé le lycée, je m’occupe de moi-même et de mes frères et sœurs. »

Contrairement à Mia et Ephraim, Samuel a pu obtenir ses papiers, terminer le lycée et obtenir son certificat Matric. Cependant, il n’a pas pu continuer et aller à l’université parce qu’il devait s’inscrire en tant qu’étudiant international - étant donné sa citoyenneté éthiopienne - et par conséquent payer des frais énormes. 

Réaliser de telles tâches «parentales», comme celles décrites par Samuel, est normal dans de nombreux foyers de migrants. Les enfants d’Afrique du Sud et d’Éthiopie atteignent souvent l’âge adulte social avant l’âge de 18 ans

Réaliser de telles tâches « parentales », comme celles décrites par Samuel, est normal dans de nombreux foyers de migrants. Bien que cela puisse se juxtaposer avec la version idéalisée de l’enfance que les décideurs et les programmeurs envisagent et préconisent - ce n’est pas quelque chose de nécessairement omniprésent et négatif. Les enfants d’Afrique du Sud et d’Éthiopie atteignent souvent l’âge adulte social avant l’âge de 18 ans, ils s’efforcent de rester des « enfances perdus » mal conçus. Alors que les enfants peuvent souffrir négativement de la pression d’assumer plusieurs rôles, des enfants comme Samuel peuvent également trouver de l’autonomie en accomplissant ces tâches. Cela peut être une expérience identitaire.

 

Des solutions proposées à certains

Les expériences de Mia, Ephraim et Samuel souligne à quel point les problèmes de papiers persistants empêchent les enfants d’origine éthiopienne d’avoir accès à l’éducation en Afrique du Sud. De telles expériences ont été très bien documentées dans d’autres contextes du Nord global, principalement aux États-Unis. 

Malgré le caractère commun de ces défis, le droit à l’éducation des migrants et des enfants, indépendamment de leur statut juridique, est garanti par le droit international. Cela est inscrit autant dans le droit relatif aux droits humains, que dans les traités spécifiques aux migrants et aux enfants, tels que la Convention relative aux droits des Enfants, la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et son Protocole, le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ainsi que le Pacte mondial sur les réfugiés - auxquels l’Afrique du Sud a adhéré ou l’a approuvé. 

Cependant, récemment, il y a eu des progrès en Afrique du Sud. Suite à de nombreux procès, depuis le 12 juin 2023, les adultes nés de réfugiés ou de demandeurs d’asile ont droit à une procédure de naturalisation. Ces personnes doivent répondre à plusieurs exigences, telles que parler au moins l’une des langues officielles et être âgées de plus de 18 ans.

Cette nouvelle réglementation donne à nouveau espoir à de nombreux adultes nés de parents éthiopiens qui languissaient auparavant avec peu ou pas de papiers. Mais les enfants, principalement ceux qui ont émigrés en Afrique du Sud ou ceux nés en Afrique du Sud de parents sans papiers, restent dans un état d’incertitude, faisant face à une profonde discrimination juridique et à des obstacles éducatifs qui persistent. 

Toutefois, les histoires entendues au cours de la recherche du MIDEQ démontrent qu’il existe de nombreuses solutions immédiates et pratiques qui peuvent être mises en place.

Tout d’abord, un élément essentiel pour fournir aux enfants éthiopiens qui migrent en Afrique du Sud un accès égal aux droits, principalement à l’éducation, pendant l’enfance, ainsi qu’à ceux nés en Afrique du Sud de parents éthiopiens, est le certificat de naissance. Des certificats de naissance sud-africains doivent être fournis à chaque enfant né en Afrique du Sud, sans aucune discrimination. Pour ceux nés en Éthiopie, un mécanisme doit être mis en place pour permettre aux certificats de naissance éthiopiens de ces enfants d’être reconnus pour qu’ils puissent accéder à d’autres documents - tels que la carte d’identité à 13 chiffres.

Ensuite, à cause des lacunes dans le renouvellement de ces documents d’identité dans le contexte du Covid-19, les enfants sont à nouveau menacés de se retrouver sans papiers. De tels manquements doivent être pardonnés et ne doivent pas être utilisés comme des obstacles à l’accès au renouvellement des documents. Les documents qui ont expiré durant la pandémie doivent toujours être considérés comme valables lors des demandes de renouvellement. 

Troisièmement, la nature hautement numérisée de la récupération des certificats de fin d’études secondaires empêche les enfants d’avoir accès à leurs résultats. Une méthode non-numérique et formalisée pour récupérer les résultats, qui soit accessible par le biais de tous les documents fournis par le gouvernement - pas seulement via le certificat de naissance sud-africain et la carte d’identité à 13 chiffres - doit ainsi être mise en place.

Quatrièmement, pour les enfants éthiopiens éduqués en Afrique du Sud, exiger qu’ils paient les frais d’inscription réservés aux étudiants internationaux dans les universités empêche que ces enfants jouissent de tous les bénéfices de leur migration. La citoyenneté ne devrait pas être le facteur déterminant de ces frais, mais plutôt si les enfants sont diplômés de lycées sud-africains.

Pour finir, de nombreux enfants éthiopiens migrent vers l’Afrique du Sud de façon irrégulière et sont donc sans papiers. Même certains nés en Afrique Sud sont souvent sans papiers, principalement s’ils sont nés de parents éthiopiens sans papiers. Il est donc nécessaire que les ONG et le gouvernement continuent leurs efforts conjoints pour garantir des documents pour les moins de 18 ans. Soutenir les enfants qui demandent l’asile pour qu’ils reçoivent le statut de réfugié à leur arrivée en Afrique du Sud, les efforts transnationaux pour garantir à ces enfants leurs documents éthiopiens, ainsi que des efforts plus larges pour fournir aux enfants éthiopiens des certificats de naissance sud-africains à la naissance peuvent faciliter l’accès à leurs documents. Mais de plus larges politiques de l’État sud-africain sont nécessaires pour remédier au statut de sans-papiers de ces groupes.

 

Des écarts entre attente et réalité

Malgré les défis légaux, les parents éthiopiens continuent à considérer leurs enfants comme un tremplin pour sortir leur famille de la pauvreté, tout comme le pensent les enfants eux-mêmes. Toutefois, sans les documents appropriés, les enfants font face à des difficultés pour entrer dans les écoles publiques, sur le marché du travail ou à accéder à certains services sociaux. Cela signifie souvent que la migration n’offre pas forcément aux enfants migrants éthiopiens en Afrique Sud, la pléthore d’opportunités envisagées auparavant. Pour beaucoup d’entre eux, les avantages de la migration vers l’Afrique du Sud perçus, tels que de meilleurs moyens de subsistance ou des opportunités d’éducation, restent inaccessibles.

Cependant, les propositions concrètes décrites ci-dessus peuvent apporter des remèdes et un soulagement bien nécessaires au sort de ces enfants. Une volonté politique enflammée de relever les défis de ces enfants est inhérentes à ces propositions. Les efforts persistants en Afrique du Sud pour documenter et attirer l’attention sur les expériences de ces enfants, ainsi que sur tous les enfants issus de l’immigration, devraient ainsi se poursuivre.


 

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