essais

periferias 9 | Justice et droits dans la migration Sud-Sud

Repenser l’Accès à la Justice pour les migrants du Sud Global

Notions et mécanismes d'accès à la justice en défendant les approches de redistribution, de reconnaissance et de représentation

Caroline Nalule et Heaven Crawley

| Ghana |

octobre 2023

traduit par Déborah de Oliveira Spatz

L’accès à la justice pour tous est indiqué comme étant l’un des objectifs nécessaire afin de réduire les inégalités dans le cadre de l’agenda de développement durable. L’accès à la justice est traditionnellement compris comme étant le fait de demander justice ou réparation principalement devant une cour de justice. Par conséquent, le terme est principalement conceptualisé et appliqué dans un sens juridique et judiciaire, et les processus juridiques, ainsi que les tribunaux sont considérés comme jouant un rôle central dans l’exécution de la justice.

Il est cependant important de noter qu’un rapport mondial de 2019 sur l’accès à la justice a révélé que la majorité des personnes ne se tournent pas vers des avocats ou les cours de justice pour résoudre leurs différends. Cela est dû à un certain nombre de facteurs, notamment le fait que de nombreuses personnes ne comprennent pas que leur problème soit d’ordre juridique, ainsi que l’existence d’obstacles géographiques, financiers et culturels pour accéder aux processus de justice formelle. Ainsi, une grande proportion de la population mondiale souffre du manque d’accès à la justice pour les injustices et les torts auxquels elle fait face.

Les migrants font, en général, partie des groupes qui sont marginalisés ou défavorisés qui sont les plus susceptibles de subir des injustices ou des violations de leurs droits, mais ils sont également parmi ceux qui sont le moins susceptible de pouvoir prétendre à quelque protection que ce soit offerte par les systèmes de justice formelle. La protection des migrants est considérée comme une préoccupation internationale.

L’Assemblée Générale des Nations Unies (ONU) a reconnu la « situation de vulnérabilité dans laquelle les migrants ainsi que les membres de leurs familles peuvent se trouver lorsqu’ils sont hors de leur État d’origine, en raison, entre autres, des difficultés qu’ils rencontrent en raison de la discrimination de la société, des différences de langue, d’habitude et de culture, ainsi que des difficultés et des obstacles économiques et sociaux qu’ont ces migrants à retourner dans leurs pays d’origine, principalement ceux sans papiers ou en situation migratoire irrégulière. »

Cet article se concentre sur l’accès à la justice pour les migrants du Sud Global. Il est basé sur des recherches et des conclusions entreprises par le Centre de Développement et d’Égalité pour la Migration et le Développement (MIDEQ), un projet de cinq ans fondé par UK Research Institute Global Challenges Research Fund (UKRI-GCRF). Dans le cadre de ses travaux, le centre MIDEQ s’est intéressé à analyser, à mieux comprendre et enfin, à favoriser l’accès à la justice pour les migrants. L’analyse est basée sur les conclusions à propos des injustices auxquelles les migrants font face dans leur vie quotidienne. 

 

Les injustices vécues par les migrants

Tous les migrants ne vivent pas les mêmes expériences d’injustice, tout comme tous les migrants qui subissent une expérience d’injustice ne la vivent pas de la même manière. Les migrants peuvent subir des injustices en raison de leur statut migratoire, de leur situation d’emploi, de leur niveau d’éducation, leur genre, leur âge, leur race, etc. De nombreux rapports du Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains des migrants mettent en évidence une multitude de violations de droits humains subis par différents groupes de migrants, par exemple, les femmes, les enfants non-accompagnés, les travailleurs migrants, les travailleurs domestiques, ainsi que les migrants sans papiers.

La détention arbitraire, y compris la détention d’enfants, ainsi que l’exploitation de travailleurs, y compris le non-paiement des salaires, l’absence de documents, la rétention de passeports, le manque de protection social, la xénophobie, le racisme et la discrimination, ne sont que quelques exemples des violations usuelles subies par de nombreux migrants. Des recherches effectuées par le MIDEQ ont révélé que ces violations et injustices, ainsi que beaucoup d’autres sévissent toujours dans de nombreux pays, y compris dans douze pays, tous dans le Sud Global, dans lesquels les chercheurs du MIDEQ sont basées.

Même s’ils souffrent de telles injustices, de nombreux migrants ne sont pas en mesure de demander réparation via les mécanismes de justice formels pour diverses raisons. Par exemple, à cause du manque de séparation entre l’application des lois sur l’immigration et la possibilité d’accès aux autres services publics. Les migrants sans papiers peuvent avoir peur de signaler les violations. Les travailleurs migrants embauchés temporairement peuvent ne pas être en mesure de déposer et de suivre des plaintes concernant le vol de leur salaire par leurs employeurs dans le pays de destination, après avoir quitté le pays.

Le manque d’assistance légale et d’aide juridique, le manque d’information à propos des mécanismes disponibles ainsi que d’autres obstacles contribuent à l’incapacité des migrants à accéder aux procédures judiciaires formelles. Dans certains cas, cependant, les migrants peuvent choisir de résoudre leurs différends ou de demander réparation pour des injustices, non pas grâce à des mécanismes juridiques et judiciaires formels, mais auprès de mécanismes de justice non-formelle ou informelle.

À cause des nombreux obstacles auxquels les migrants peuvent avoir à faire face pour accéder à la justice et de l’exclusion des mécanisme de justice formelle que beaucoup d’entre eux connaissent, nous soutenons une approche plus ascendante de l’accès à la justice qui s’éloigne de la conceptualisation descendante prédominante.

 

L’approche que nous proposons pour l’accès à la justice

Notre document de travail du Centre de recherche sur les politiques de l’Université des Nations Unies intitulé « Shrinking the Justice Gap: Rethinking Access to Justice for Migrants in the Global South » [Réduire le fossé de la justice : repenser l’accès à la justice pour les migrants du Sud Global], explique les raisons pour lesquelles nous avons besoin de ce changement d’approche, qui, nous le pensons, serait bénéfique pour les interventions de recherche et politique. Nous produisons un synopsis des principaux points clés. 

Tout d’abord, nous remarquons que souvent les recherches ou les analyses sur l’accès à la justice des migrants ne parviennent pas à se concentrer sur les expériences des migrants. Les migrants sont souvent traités comme des sujets de recherches ou des victimes, au lieu d’être vus comme des sujets en quête de justice. De la même manière, les interventions politiques destinées à améliorer l’État de droit, y compris l’accès à la justice, ne considèrent pas les coutumes, traditions et lois de bénéficiaires dans les pays où vivent les migrants.

Ainsi, de telles interventions peuvent ne pas être efficaces pour réellement améliorer l’accès à la justice des groupes concernés. Nous soutenons donc que « ce n’est qu’en comprenant les problèmes de justice du point de vue des migrants, y compris la manière dont ils traitent les injustices, et en explorant toutes les voies de justice potentielles mises à leur disposition, que nous pouvons commencer à tester et à mettre en œuvre des réponses centrées sur des résultats de justice significatifs et centrés sur les migrants. »

Deuxièmement, la compréhension prédominante de l’accès à la justice est à la fois eurocentrique et étatocentrique, dans son emphase sur les mécanismes judiciaires formels, excluant de nombreuses personnes qui ne peuvent pas avoir accès à ces processus et mécanismes. Dans l’état actuel des choses, beaucoup de personnes pauvres, marginalisées et défavorisées ne s’appuient pas sur des systèmes judiciaires formels, mais plutôt sur des mécanismes ou des structures non-formelles. De tels mécanismes informels peuvent inclure des systèmes juridiques coutumiers ou traditionnels constitués d'anciens membres de la communauté ou de la famille. D’autres acteurs de la justice informelle pourraient être des ONG locales, des groupes de femmes ou des organisation sociales.

Ainsi, nous plaidons en faveur d’une approche de l’accès à la justice qui ne considère pas seulement les institutions et les mécanismes de justice traditionnels et formels. De plus, la compréhension ainsi que l’application générale du terme « accès à la justice » doivent aller au-delà de la simple justice procédurale pour impliquer des aspects plus larges de la justice sociale. En ce sens, la justice peut être vue comme une fonction d’autres prestataires de services publics et d’unités administratives telles que les écoles, les hôpitaux, les autorités d’immigration, les services de travail, etc., dont le mandat n’est pas particulièrement judiciaire. De telles institutions doivent fournir des services à toutes les personnes, de façon similaire et sans discrimination illégale. L’accès à la justice devrait inclure l’accès, non seulement aux mécanismes alternatifs de règlement des conflits, mais aussi à d’autres structures de justice dont le rôle est de garantir que la justice soit rendue pour tous.

Troisièmement, toujours en références à ses connotations judiciaires, l’accès à la justice est largement discuté en termes de justice procédurale. Par conséquent, la plupart des interventions ayant pour objectif l’amélioration de l’accès à la justice visant à rendre les cours de justice, ainsi que les procédures judiciaires formelles plus accessibles aux citoyens pauvres et marginalisés.

De telles interventions peuvent impliquer, par exemple, l’augmentation du nombre de policiers et de parajuristes ainsi que des infrastructures associées, l’amélioration de la possibilité d’une aide juridique, la construction de plus de tribunaux, l’amélioration de l’efficacité des tribunaux et la promotion de l’éducation ainsi que de la sensibilisation juridique, entre autres.

Bien que de telles interventions puissent être nécessaires, l’accent mis sur ces aspects techniques d’accès à la justice détourne l’attention des problèmes fondamentaux des inégalités structurelles et des injustices substantielles (notamment le patriarcat, le racisme et le capitalisme), ce qui a un effet dépolitisant. Par exemple, avoir une bonne ou aucune représentation légale ne résoudra pas nécessairement ce qui pourrait être des problèmes sociaux répandus de racisme, de discrimination, de classes ou d’autres inégalités structurelles.

Alors que les litiges stratégiques peuvent aider à attirer l’attention sur de telles questions et mettre à l’épreuve les branches exécutives et législatives du gouvernement, cela ne fait que montrer les limites du recours judiciaire. Aborder certains de ces problèmes nécessite obligatoirement une action politique, sociale, économique ou d’autres actions qui vont au-delà de la portée judiciaire pour y remédier. (Voir, par exemple, l'appel à une action collective pour faire face aux séquelles du racisme au Brésil).

Nous soutenons que toute notion et approche de l’accès à la justice en tant que telle devrait viser à aborder les questions de justice substantielle. Nous sommes d’accord avec l’approche qui conçoit la justice en trois dimensions de redistribution, de reconnaissance et de représentation. La dimension de représentation fait référence à la structure économique de la société et vise à lutter contre les inégalités de classes. La dimension de reconnaissance fait référence à l’ordre de statut de la société et vise à lutter contre les hiérarchies socioculturelles telles que la discrimination raciale et connexe.

La dimension de représentation, enfin, fait référence à la participation politique et vise à lutter contre les exclusions des processus politiques ou l’absence de voix politique. Penser l’accès à la justice à partir de cette perspective ouvre des voies d’amélioration de l’accès à la justice pour les groupes les plus défavorisés, dont les migrants. Cette approche reconnaît que si l’accès à la justice peut encore nécessiter une intervention judiciaire ainsi que des procédures juridiques formelles pour réparer certaines injustices individuelles ou collectives, des actions politiques pour garantir la justice pour tous seront également nécessaires.

Quatrièmement, et pour finir, la plupart des recherches et des interventions sur l’accès à la justice ont eu tendance à se concentrer sur les injustices subies par les migrants, en tant que migrants. Ceci est particulièrement le cas en ce qui concerne les droits des travailleurs migrants.

Alors que certaines injustices sont subies spécifiquement par les migrants à cause de leur statut que les interventions qui en découlent ne doivent cibler que les migrants, nous devons également être attentifs à la mesure dans laquelle ces injustices sont également subies par des citoyens tout aussi défavorisés ou privés de leurs droits. De même, alors que les migrants seront confrontés à des obstacles spécifiques dans l’accès à la justices, certains obstacles seront également rencontrés par les citoyens. Isoler les expériences d’injustice des migrants de celles vécues par les citoyens où les expériences d’injustice se recoupent en fait, pourrait masquer des formes structurelles d’oppression et empêcher le construction de la solidarité entre les groupes touchés de la même manière. 

Dans la conduite d’analyses ou de recherches sur la migration, ou dans la réflexion sur de possibles interventions qui pourrait améliorer l’accès des migrants à la justice, le statut migratoire n’est peut-être pas le critère le plus important déterminant les injustices auxquelles les personnes sont confrontées. Les catégories de différences comme le sexe, l’âge, la race, le statut de revenu peuvent être les plus pertinentes pour comprendre la nature de l’injustice, qui elle affecte et comment elle peut être réparée. Il est ainsi important que la recherche ainsi que les autres interventions d’accès à la justice soient conscientes des injustices et des obstacles croisés vers l’accès à la justice et qu’elles proposent des solutions significatives qui franchissent le fossé migrant-citoyen. 

Nous espérons que cette approche large et ascendante de l’accès à la justice qui englobe, mais qui va également au-delà de la protection judiciaire et qui est sensible aux inégalités structurelles permettra de promouvoir des interventions plus significatives et durables. Nous espérons également que cette approche pourra aider à relier les expériences d’injustice vécues par les migrants (et les citoyens) dans différents contextes. Enfin, nous espérons que cette approche peut aider à faire évoluer les discussions à propos de l’accès des migrants à la justice au-delà du domaine strictement juridique, les rendant ainsi moins liées aux entendements formels de justice qui ont dominé les débats politiques dans les pays du Nord.


 

Caroline Nalule | GHANA |

Chercheuse ghanéenne associée au MIDEQ, axée sur l'accès à la justice. Elle est également associée de recherche au Centre de recherche politique de l'Université des Nations Unies (UNU-CPR).

Heaven Crawley | ROYAUME-UNI |

Gère le Hub MIDEQ. Elle est directrice du Centre de recherche politique de l'Université des Nations Unies et titulaire d'une chaire en migration internationale à l'Université de Coventry.

@heavencrawley

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