Buen vivir et autonomie dans les territoires indigenes d’amerique latine
Buen vivir: langage, créativité et criticité
Salvador Schavelzon
Thea Pitman
| Brésil | Royame-Uni |
juillet 2019
En 2018, un groupe hétérogène de personnes – issues de communautés indigènes situées dans le nord-est du Brésil et le sud-ouest de la Colombie, de groupes plus ou moins formels du secteur terciaire, principalement axés sur l’autonomisation des indigènes, et d’universités du Royaume-Uni, du Brésil et de Colombie – se sont réunis pour travailler sur un projet de « réseau de recherche » qui proposait d’explorer les moyens par lesquels le discours du « buen vivir » (« bien vivre ») circulait dans les communautés indigènes en question. En Colombie, le projet a concerné les communautés Nasa du département du Nord du Cauca, en particulier celle du territoire indigène autonome de Pioyá, ainsi que l’initiative de communication et d’action Pueblos en Camino et l’Université Autonome de l’Occident (UAO) à Cali. Du Brésil, un réseau de communautés indigènes des états de Bahia, Sergipe, Alagoas et Pernambuco a participé, notamment les communautés Pankararu, Kariri-Xocó, Karapotó Plak-ô, Tupinambá de Olivença et plusieurs communautés Pataxó dans le sud de Bahia, en collaboration avec l’ONG Thydêwá (basée dans la Bahia) et l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). Enfin, au Royaume-Uni, le projet a impliqué des chercheurs des Universités de Leeds et de Bristol et a été soutenu par le « Global Challenges Research Fund » [Fond de Recherche des défis mondiaux] du Conseil de Recherche en Arts et Humanités; une initiative qui vise à aligner ses priorités de financement de la recherche sur celles des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies.
Le thème du « buen vivir » a été suggéré, à l’origine, par l’ONG et adopté par d’autres membres du réseau comme un domaine dans lequel des recherches pourraient être menées parallèlement aux initiatives communautaires existantes pour promouvoir les valeurs, les croyances et les pratiques indigènes; des initiatives particulièrement importantes étant donné les contextes politiques volatiles dans les deux états-nations qui menacent sérieusement la survie de ces communautés et leurs propositions alternatives d’organisation sociale humaine et de relation avec l’environnement (Colombie; Brésil). Ces débats visaient à interroger de manière critique le concept du « buen vivir » suite à sa cooptation par les gouvernements d’autres états-nations de la région (Équateur et Bolivie) au cours de la dernière décennie, et de sa cooptation croissante par des politiciens, tant en Colombie qu’au Brésil, ainsi que d’autres acteurs non-indigènes, tels que l’Église catholique au Brésil (pour un contexte plus complet, voir Schavelzon, également dans ce numéro). Le réseau de recherche a également cherché à explorer les enjeux de la combinaison potentielle des conceptions indigènes de la durabilité qui font partie intégrante du « buen vivir » et de la promotion descendante de la durabilité, comme quelque chose de réalisable dans le cadre du développement parrainé par les Nations Unies, à travers les objectifs de développement durable (pour plus de détails, voir Almendra et Rosental, également dans ce numéro).
De cette manière, le projet a parrainé une série d’événements dans les communautés indigènes impliquées, ainsi que trois congrès scientifiques internationaux destinés à partager des connaissances et des perspectives à travers autant de membres du réseau que possible. La logique qui sous-tendait les activités programmées dans les communautés indigènes était de laisser un espace pour que la recherche puisse être menée par les communautés elles-mêmes, en utilisant des fonds pour financer des événements et/ou des projets déjà en cours qui pourraient bien fournir des débats appropriés pour la discussion sur le « buen vivir » et les termes associés. Pour Thydêwá, par exemple, le « buen vivir » est devenu un thème transversal qui a été abordé dans presque tous ses projets en 2018, des discussions quotidiennes de son réseau de Points de Culture Indigène (Pontos de Cultura Indígena) et de son réseau de femmes indigènes (Pelas Mulheres Indígenas), jusqu’à être un thème proéminent dans les projets plus axés sur les arts et la culture qui visaient à améliorer les relations entre les générations par l’échange de souvenirs et de connaissances (Memoria Viva) et promouvoir la création d’art électronique indigène (Arte Eletrônica Indígena). Pour Pueblos en Camino, les fonds ont été utilisés pour financer un large éventail d’événements, dont la plupart étaient axés sur la sensibilisation et/ou la mobilisation politique sur la pratique du « buen vivir » dans les communautés indigènes autonomes, dans le contexte d’une Colombie post-Accords de Paix, ou sur des questions spécifiques telles que l’impact sur les êtres humains et l’environnement du projet de construction du barrage d’Hidroituango.
Ce que je veux souligner ici, c’est l’importance du langage – tant l’utilisation d’une terminologie spécifique dans les langues européennes dominantes en question, que l’utilisation de langues autochtones elles-mêmes– en tant que composante essentielle d’une approche critique et créative à l’égard du « buen vivir » qui cherche à éviter la cooptation. La communauté Nasa a une longue histoire de résistance à la cooptation de la part de l’état, dont l’une des caractéristiques est illustrée non seulement par la conservation de sa langue indigène, la Nasa Yuwe, mais aussi par sa détermination à utiliser la langue espagnole d’une manière qui résiste à l’assimilation facile dans les structures dominantes. Ceci est évident dans la façon dans laquelle l’Asociación de Cabildos Indígenas del Norte del Cauca divise ses différents ‘groupes de travail’ en « tejidos » (« tissés »), terme volontairement gênant en ce qui concerne sa relation avec les structures organisationnelles conventionnelles, mais spécifiquement indigène par sa référence au tissage, une facette extrêmement importante de la vie culturelle Nasa. L’utilisation de termes inhabituels et de néologismes tels que « pervivir/pervivencia » (« survivre/ la survivance ») et « sentipensar »(« sentir-pense) méritent également d'être mentionnés:bien qu’ils ne soient pas d’origine indigène, ils ont été adoptés comme caractéristiques distinctives du lexique du discours indigène en Colombie au cours des deux dernières décennies. L’expression populaire « caminar la palabra » (« faire marcher les mots ») donne également une idée de la auto-conscience dans la communauté Nasa en ce qui concerne l’importance des mots et la manière dont ils peuvent être mobilisés.
Dans la discussion sur le « buen vivir » le terme utilisé dans la Nasa Yuwe est « wët wët fxi’zenxi », qui est le plus souvent traduit en espagnol non pas comme « buen vivir » mais comme « buenos vivires », un concept pluriel. C’est cette pluralité qui me semble cruciale: elle laisse toujours un espace pour que le « buen vivir » soit plus que la partie qui aurait pu être cooptée et fixée dans le discours officiel. Comme Vilma Almendra l’a fait remarquer lors de l’un de nos séminaires internationaux, « je ne pense pas qu’il n’existe un concept ou une définition exacte ou concrète de ce que sont les “buenos vivires”’. Ce sont plutôt des « initiatives et des pratiques qui sont au-delà des institutions ». « Ce n’est pas une formule, ce n’est pas un concept fermé, mais une pratique concrète que nous devons assumer à un certain moment pour survivre » (pour plus de détails, voir Almendra, 2017: 249-59).
Dans le cas des communautés indigènes brésiliennes impliquées dans le réseau de recherche, toutes ont été officiellement déclarées disparues par le gouvernement brésilien vers la fin du XIXe siècle. Elles ont été « encouragées » à s’assimiler culturellement et racialement à d’autres groupes, à abandonner les croyances traditionnelles, à adopter la religion catholique, et à abandonner leurs langues indigènes aussi, puisqu’elles avaient été éduquées en portugais. Bien que ces communautés aient accompli des progrès importants au cours des cent dernières années pour réaffirmer leur identité indigène et pour délimiter officiellement leurs territoires, dans la plupart des cas, il était trop tard pour sauver leurs langues. Cependant, il existe des preuves d’une « réinvention » linguistique en cours dans certaines de ces communautés. Les plus étudiées à ce jour sont les communautés Pataxó du sud de Bahia/nord du Minas Gerais et leur (re)création de la langue Patxohã (pour plus de détails, voir Bomfim et Franchetto). Toutefois, au sein du réseau de recherche, les Kariri-Xocó participent également à un processus similaire visant à ressusciter/réinventer de manière créative une langue qu’ils appellent Dzubukuá Kipeá. Ils ont une école de langue pour les enfants de la communauté et utilisent également WhatsApp comme moyen de partager des listes de mots et d’autres supports aux adultes qui souhaitent développer leurs compétences linguistiques. Un des résultats clés du réseau de recherche a été l’identification de cette pratique comme un exemple concret du « buen vivir » – de « kanewiá » en Dzubukuá Kipeá – et de commencer à chercher des moyens de soutenir ce processus d’autonomisation de la communauté par cette « retomada » (réappropriation) linguistique.
Photo de couverture: Essaie photographique : Un croquis des formes du ‘buen vivir’ de Pioyá, Cauca
BUEN VIVIR ET AUTONOMIE DANS LES TERRITOIRES INDIGENES D’AMERIQUE LATINE
Salvador Schavelzon
Traduction
Naomi Myerson
Bilan de 40 ans de politique indigène en Amérique latine
La progression impétueuse des luttes indigènes dans les pays d’Amérique latine au cours des dernières décennies a coïncidé avec le processus de démocratisation qui s’est produit dans la plupart de ces pays. Depuis les années 1980, le besoin de nouveaux droits et de la consolidation des territoires devient l’une des affaires en instance pour la classe politique. Les politiques de subordination, d’ethnocide, d’assimilation forcée ou progressive ont été visiblement renversées dans l’opinion publique « progressiste » ou ultra-progressiste, ce qui a ouvert des possibilités politiques qui ont été exprimées dans la législation de la plupart des pays, en accord avec la stratégie préconisée par les Nations Unies.
Sur le territoire, le harcèlement et les pillages se sont poursuivis, voire renforcés. Mais cela n’était plus ni naturalisé, ni perçu comme inexorable, du moins pour une grande partie de l’opinion publique et en particulier pour les communautés elles-mêmes, qui ont trouvé de nouveaux outils pour éviter l’ethnocide, en s’organisant et en trouvant des alliés, quand auparavant elles ne pouvaient que se déplacer ou accepter la logique de subordination au capitalisme et sa dynamique d’expansion et d’incorporation avec l’exploitation.
À ce moment-là, il a été considéré que les populations indigènes conservaient des modes de vie qui avaient le droit d’être préservés, et les gouvernements ont commencé à reconnaître ce fait, au moins officiellement, en même temps que l’organisation indigène était fermement établie en dehors des communautés avec des canaux de dialogue avec le reste de la société. À la même époque, le « troisième secteur » émergeait, qui était très ouvert au programme indigène. Il a développé un travail de formalisation juridique des droits liés à cette catégorie de personnes et de groupes, parlant ainsi dans ‘la langue des blancs’ et codifiant dans les cadres institutionnels des revendications qui cherchaient à reconnaître et à préserver les modes de vie et les vestiges d’anciennes civilisations décimées et désarticulées par le monde moderne.
Un nouveau bon sens qui laissait de côté l’idée du besoin de faire progresser les populations qui manquaient de tout a été exprimé dans les structures juridiques, les politiques publiques et le traitement de la question par la presse. Les anciennes logiques sociales qui sous-tendaient le modèle de bien-être, la production Fordiste et la société de classe ou de masse ont été démantelées. Outre l’avancée néolibérale sur la subjectivité et la vie, il y avait alors une ambiance dans laquelle un monde avec des différences et des formes autonomes déconnectées du capitalisme, mais qui opérait dans son cadre avec un pouvoir symbolique pour remettre en question sa logique fondamentale, pouvait trouver un moyen de survivre à l’époque de l’effondrement de la souveraineté nationale et des bases idéologiques de la modernité.
La puissante métaphore du progrès, du développement et de la civilisation a prévalu dans la société latino-américaine et dans sa classe politique mais, officiellement, il a été reconnu que les populations indigènes fonctionnaient de manière très différente de cette logique qui avait prévalu au cours des siècles depuis la colonisation. Le droit d’exister favorisait l’avancée dans la recherche d’autonomie des communautés, la garantie de la propriété collective de leurs territoires et l’autorisation de systèmes alternatifs de droit et de la santé. Les populations indigènes ont commencé à créer des expressions culturelles inspirées des rituels et de l’esthétique traditionnels, destinées à la société dominante qui les acceptait alors et les consommait en tant que producteurs de contenu culturel.
Alors que le monde de l’industrialisation s’effondrait et les promesses de la société bourgeoise échouaient, l’existence des populations indigènes a montré sa validité dans certains endroits comme les Andes, avec leur dynamique communautaire active, ou en Amazonie, avec la résistance sous forme des modes de vie toujours liés a la jungle. Ces résistances et alternatives ont exercé toutefois un certain attrait dans la logique d’une société nouvelle où de nouveaux modes de vie avaient également un rôle lors de la reformulation de l’imagination de gauche. Bien plus que la possibilité toujours plus lointaine de réorganiser un mouvement ouvrier ou d’attendre le retour de l’État et sa présence salvatrice, il s’agit surtout de comprendre la recherche de communauté au-delà de l’État, en dehors de la reproduction de la société qui avait opéré, dans les siècles précédents, le processus de la civilisation et la colonisation des territoires, qui avait abouti au confinement ou à la disparition de modes de vie indigènes.
Dans cette nouvelle ère, la plupart du temps, les revendications des populations indigènes ont été regardées dans l’optique d’un multiculturalisme épousé par ceux qui étaient heureux de promouvoir l’intégration tant que cela n’interférait pas avec les affaires communes. C’était donc une intégration limitée qui marginalisait, comme si les populations indigènes n’étaient inclues que lorsqu’elles avaient été décimées et donc jugées inoffensives. Le capitalisme industriel et un néolibéralisme commandé par les grandes entreprises ainsi que la prévalence croissante de la logique de la concurrence et de l’évaluation capitalistes dans tous les aspects de la vie et des territoires perduraient. Cependant,la critique et l’épuisement de ce modèle ont joué dans l’opinion publique et dans les modifications structurelles apportées par les gouvernements au moment de la redéfinition.
La norme du capitalisme coexistait donc avec un changement de vision qui laissait derrière le rétablissement folklorique traditionnel des populations perçues comme « des choses du passé », avec l’acceptation inévitable des peuples indigènes en tant qu’acteurs politiques contemporains. Comme une pierre dans la chaussure du néolibéralisme (ou même comme partie du néolibéralisme lui-même, étant donné que l’indigène n’était pas exempt de contradictions et une relation hybride avec la nouvelle société) ce qui est vrai, c’est que les luttes indigènes ont connu une croissance et une viabilité dans les nouvelles conjonctures, ce qui, en Amérique latine, a entraîné des réformes structurelles et des modifications constitutionnelles que les groupes indigènes avec leurs alliés ont exploitées pour exiger un changement dans la façon dont l’État les conceptualisait.
Les responsables de ce changement étaient les peuples indigènes eux-mêmes qui ont résisté aux attaques militaires, ainsi qu’à l’avancée de la frontière économique avec l’expulsion ou la destruction de leurs ressources, cycles et lieux de vie. En se défendant d’un vaste répertoire d’usurpations et de menaces des mondes et des systèmes de vie qui n’étaient pas conformes à la logique du capitalisme et de la civilisation moderne, la lutte indigène est apparue avec force au moment même où elle semblait sur le point de disparaître.
La victoire ultime du développement et de la modernisation, qui semblait inévitable, ne s’est pas concrétisée, et sa logique est plutôt faible lorsque subsistent partout des modes d’existence alternatifs, résistants et contestés. Au cours des dernières décennies, les luttes des peuples indigènes ont été articulées au moyen de différentes résistances qui se déroulent depuis les années 80. Les grandes organisations historiques de peuples et de communautés sont nées des marches qui ont eu lieu dans plusieurs pays ; celles-ci ont été effectuées par ceux qui étaient totalement exclus des institutions et établissements, pour qui la mobilisation était leur seule option.
Dans les années 90, des réactions constitutionnelles devant la progression de la mobilisation indigène ont commencé à se faire sentir. Les Nations Unies, avec leurs Organisation internationale du travail (l’OIT), ont balisé le chemin de l’incorporation des droits de reconnaissance territoriale et des droits spéciaux dans les constitutions de pays tels que Brésil, l’Argentine, la Colombie, etc. La marche indigène, en tant qu’expression de nouveaux acteurs qui sont devenus visibles au centre du pouvoir gouvernemental, était reconnue par les systèmes politiques qui étaient ouverts à intégrer les revendications, notamment lorsque celles-ci ne touchaient pas les intérêts économiques mais pouvaient être capitalisées comme une réponse symbolique à un secteur qui a une grande valeur parmi l’opinion publique progressiste.
Cependant, l’influence de ce programme sur les processus constitutionnels ou la réforme de la constitution n’empêchait pas les populations indigènes de continuer à s’aligner sur le cadre révolutionnaire et partisan de gauche de la décennie précédente. Cela entraînait, peu à peu, la convergence de programmes populaires, de grandes mobilisations et la consolidation des alliances entre les peuples indigènes, les intellectuels, les secteurs paysans, les mouvements sociaux internationaux et nationaux, les syndicats et la population mobilisée contre le néolibéralisme.
Des gouvernements libéraux ont incorporé les droits des populations indigènes, mais sans inclure les dynamiques collectives, communautaires ou d’autonomie caractéristiques des peuples qu’ils cherchaient à incorporer. Pendant une seconde phase de la mobilisation indigène, qui critiquait la manière dont les droits avaient été assimilés initialement et qui se concentrait sur la consolidation de l’autodétermination et du territoire, une nouvelle génération de luttes apparaissait peu à peu ; les gens ne considéraient plus exclusivement l’État comme fournisseur des politiques, des titres de propriétés et du bien-être. Des groupes des Andes et d’Amazonie, de Chaco, de Patagonie et même des villes commençaient à utiliser de nouvelles stratégies de résistance et de la construction d’une territorialité autonome.
Dans les années 90, le « Neo-Zapatismo » du Chiapas était un point de référence pour ceux qui cherchaient des moyens d’articuler des mondes alternatifs dans lesquels les communautés ne seraient pas englobées par le capitalisme et la modernité. De plus, il a été utilisé comme référence pour la rencontre possible de mondes différents, révélant les vues politiques fermées et la pensée linéaire, homogène et hiérarchisée de la société dominante et de ses classes dirigeantes.
En récupérant des modes de vie communautaires qui avaient toujours bénéficié d’une grande autonomie, un genre d’organisation qui évitait de se tourner vers l’État pour trouver des solutions, mais qui a plutôt délégué l’autonomie et a offert la possibilité d’un monde non subordonné au marché et à l’État national, est apparu. Au Chiapas et ailleurs, des répertoires de justification ont été rassemblés, qui incluaient la cosmologie et des modes de vie non modernes, en tant que composants mobilisateurs et la présence authentique de l’altérité indigène dans leurs luttes.
Cette nouvelle ère de luttes indigènes, qui comportait des critiques sur la façon dont l’État et sa société étaient incapables de comprendre les formes communautaires et autonomes, a abouti à une série de réformes structurelles liées aux questions indigènes. Après une combinaison de programmes multiculturels et de gouvernements libéraux, qui étaient finalement très impopulaires, le moment pour les gouvernements de profil populaire et national est arrivé. Ils ont occupé la présidence entre 1999 et 2005, et ont adapté, à leur manière, les propositions politiques concernant des peuples indigènes.
Dans leurs cadres intellectuels et politiques, ces gouvernements avaient des secteurs de gauche, des ONG, dont certains avaient fait directement partie du consensus favorable à la reconnaissance des droits des peuples indigènes depuis les années 80. Cependant, une fois au pouvoir, cette position n’était pas considérée comme une priorité, mais a plutôt été reportée ou abandonnée par un programme social qui dialoguait avec un sujet électoral de masse, garantissant un soutien électoral en échange de mesures de profil social. Dans de nombreux endroits, cela s’est traduit par une explosion de l’accès à la consommation pour la population pauvre.
L’abandon progressif de l’alliance de gauche ou du progressisme avec les organisations indigènes, qui avaient trouvé dans le feu de la lutte des positions qui affrontaient la logique étatique et paternaliste et cherchaient à créer des possibilités de développement autonome, a provoqué un choc politique fort. Dans certains cas, comme en Bolivie et en Équateur, ce choc a eu lieu plus tard, après que les droits aient connu un progrès sans précédent dans la constitution, en 2008 et 2009. Ces gouvernements étaient au pouvoir à une époque où les « commodities » [produits] étaient de grande valeur, ce qui a donné lieu à des programmes de travaux d’infrastructure publique et des projets miniers qui, dans certains cas, ont eu un impact sur les territoires indigènes. Cela a créé une situation dans laquelle l’ambiguïté initiale - comment maintenir les intérêts des indigènes ainsi que le développement capitaliste des pays périphériques à la recherche de tout investissement – s’est transformé en acceptation de la part des progressistes du consensus conservateur, capitaliste et développementaliste comme forme de gouvernement.
Selon ce contexte, une rupture du mouvement indigène avec les secteurs progressistes qui avaient contribué au consensus favorable à l’introduction de leurs droits quand ils n’étaient pas au pouvoir, était clairement délimitée. L’expérience du gouvernement était alors frustrante pour ceux qui espéraient pouvoir rendre les droits réellement efficaces. En critiquant la manière dont ces droits ont été incorporés, d’une certaine manière, que de nom, sans conséquences concrètes de la législation introduite dans les années 90, le mouvement indigène a trouvé que le progressisme n’était qu’un autre jeu d’élites politiques qui ne les incluait que de manière symbolique.
Face à ce scénario et à l’évolution de la lutte indigène elle-même, ils ont commencé à se concentrer davantage sur la question de l’autonomie. Cela peut être vu comme une évolution des luttes de résistance, après que l’État se soit révélé être un traître. Les Zapatistes ont été les premiers à arriver à l’autonomie, après avoir constaté la manière avec laquelle les progressistes et les conservateurs interdisaient l’accès aux divers pouvoirs de l’État, fermant ainsi la porte à des accords qui avaient été signés pour mettre fin au conflit. Ni le congrès, ni les tribunaux, ni la présidence n’ont donné suite aux promesses faites par les politiciens ; ces promesses qui avaient été faites pour donner l’impression d’une bonne attitude à l’égard des peuples indigènes, ceux dont le droit d’exister est, aujourd’hui, reconnu par une grande partie de l’électorat.
En Bolivie, même après être arrivé au gouvernement et avoir participé directement à l’écriture d’une constitution, grâce à une alliance de peuples indigènes ruraux, le résultat n’était pas différent. Des groupes minoritaires, des jungles et forêts lointaines, se trouvaient dans la même situation, ressentant cette frustration et le besoin de construire une autonomie pour la défense du territoire contre les pouvoirs locaux. Malgré l’ouverture historique du péronisme à la cause indigène, en Argentine, les Kirchneristes ignoraient les conflits et les revendications qui impliquaient leurs alliés ou dans les provinces ou dans les entreprises pétrolières et minières qu’ils promouvaient.
Les gouvernements en marge de la vague progressive, tels que ceux de la Colombie, le Mexique et le Pérou, ont adopté la même politique. Le consensus de développement a monté l’État contre les peuples indigènes, ce qui a produit une nouvelle série de manifestations et de marches qui peut être comparée à celles des années 80 et 90, avec des revendications de titres fonciers et des nouveaux droits. Il s’agissait alors de faire face à une menace directe pour les territoires. On peut mentionner le projet de Arco Minero au Venezuela, où des concessions foncières de larges zones de terres ont été accordées sans tenir compte de la présence de parcs nationaux, de réserves environnementales et de territoires indigènes. Dans ces cas, la propagande officielle a offert travail, développement, croissance économique et insertion du pays dans l’économie mondiale.
Le principal impact du progressisme n’était pas perçu dans les grands chantiers ou l’avancée de frontières dans les industries agroalimentaire et minière, mais dans la manière dont ils coexistaient avec des secrétaires ou des ministères qui s’intéressaient à la défense des droits des peuples indigènes, même à partir d’une vision verticale, multiculturelle ou clientéliste, en travaillant avec des projets d’aide sociale qui ne voyaient pas les différences et les spécificités de la société indigène. Au Brésil, par exemple, l’introduction de l’argent et des biens dans la phase d’expansion des programmes sociaux sous le gouvernement du PT (Parti des Travailleurs) a achevé le processus de déstructuration de la société indigène, ainsi que l’arrivée du capitalisme avec des travaux, des projets hydroélectriques, la monoculture de soja et l’expulsion ou déplacement des populations.
Depuis la fin du progressisme, des gouvernements comme celui de Bolsonaro, au Brésil, confrontent explicitement les communautés indigènes, en profitant également de la fragilité de la politique indigène du progressisme et en s’alignant explicitement sur les secteurs commerciaux intéressés par le terre. De même, Macri, en Argentine, s’est aligné sur la politique chilienne contre les communautés Mapuches, où tant les libéraux que les conservateurs ont criminalisé la protestation et défendent l’expropriation territoriale au nom d’entreprises économiques.
Sans ambiguïté, Bolsonaro a déclaré que le véritable indigène est celui qui est intégré à la société, retournant ainsi à un consensus qui dominait avant la démocratisation, mais exprimant aussi un sens commun commercial que le progressisme laissait prévaloir dans ses alliances et sa logique de gouvernement. Le fait que le progressisme n’ait pas réussi à trouver un projet de développement national incluant les peuples indigènes au-delà de la rhétorique a conduit à une sincérité des intérêts capitalistes qui témoigne d’une faible compatibilité avec les politiques précédentes, au-delà d’une ambiguïté timide en termes de discours politique sur le sujet.
Autonomie et Buen Vivir
Face à l’échec conjugué du progressisme et de la droite de répondre aux revendications des peuples indigènes, et à la suite d’une quête politique de plusieurs décennies en vue de construire de territoires par le biais de revendications politiques et de législations présentées dans l’espace politique des États-nations, deux programmes de stratégie indigène ont émergé.
En tant que politique des organisations indigènes, et non plus de l’État ou du secteur tertiaire, « Buen Vivir » [Bien Vivre]a ouvert un débat face au modèle de développement, faisant appel à l’expérience communautaire de la production et de la subsistance économique. Par rapport à ce projet de reprise et de réinvention des formes économiques qui sont séparées des dynamiques d’inclusion dans l’économie de marché, de la prolétarisation ou de la dépendance des ressources monétaires de l’État, la quête d’autonomie a été présentée comme une revendication qui vise à garantir le contrôle politique du territoire et le plein exercice des formes politiques, de la justice et d’organisation propres.
Le « Buen Vivir » et l’autonomie, en tant que politiques des organisations indigènes plutôt que l’État, nous amènent aux problèmes d’autodéfense et de la construction faite d’en bas sans rien attendre d’en haut, dans une critique née de l’expérience contre des formes directes ou sophistiquées de contrôle et de tutelle.
Avec la nouvelle droite au pouvoir, le progressisme est retourné à une position de résistance. Cependant, cela se présente comme nostalgique mais inefficace, dans la mesure où il continue à organiser des manifestations d’en haut, caractéristique de la phase avant son arrivée au pouvoir, et aussi le fait que le progressisme n’a pas fait l’autocritique nécessaire, malgré des années de confrontations qui ont montré ses limites en ce qui concerne penser au-delà du développementalisme.
Du point de vue des communautés, on peut voir que la gauche, maintenant hors de pouvoir, fait appel, à nouveau, aux forces sociales, y compris aux peuples indigènes. Cependant, encore une fois, ils ne parviennent pas à résoudre des problèmes tels que la crise de civilisation, les catastrophes écologiques, les défauts des institutions modernes et leur incapacité à s’occuper, voire même à coopérer, avec des formes de représentation politique collectives, non modernes et autonomes.
L’autonomie et le « Buen Vivir » étaient utilisés à l’époque des réformes constitutionnelles promues par le progressisme, et pendant leur mise en œuvre ultérieure, dans un sens conventionnel qui faisait allusion à ces termes dans un sens classique de la politique publique des communautés. L’État a proposé le « Buen Vivir » dans les politiques publiques qu’il appelait politiques de développement. Soit il a présenté une législation multiculturelle qui reconnait, sans le permettre, un contrôle territorial total, comme « l’autonomie », ou il a incorporé des formes de gouvernement différentes à celles de l’institutionnalité moderne, sans reconnaitre une rupture possible dans la manière dont ces différentes formes organisent le monde.
Néanmoins, l’autonomie et le « Buen Vivir » non cooptés sont des formes politiques qui ont toujours été valables au sein des communautés amérindiennes, où le politique, la justice, l’économie, la religion et la cosmologie sont des termes très limités qui divisent le monde en divers champs. Ce monde divisé est limité par rapport à un monde d’interconnexions dans lequel non seulement ces formes de discours politiques, mais aussi la distinction essentielle et moderne entre l’humanité et la nature, sont remises en question.
À la suite de l’expérience politique des dernières décennies, qui a poursuivi des siècles de résistance et de construction d’une société alternative, ces formes de résistance ont été réactivés, en utilisant deux termes qui gagnent de l’espace et de la force politique dans la société nationale, où les indigènes maintiennent leur lutte sur plusieurs fronts : territorial, constitutionnel, rituel. La société indigène se propose de rester entière et de ne pas disparaitre face aux attaques continues, et elle est prête à dialoguer avec le reste du monde et la modernité capitaliste pour faire ça. Elle le considère comme une lutte anticoloniale.
Les peuples indigènes ont aussi développé un programme cosmopolite, dans la mesure où ils refusent de faire partie d’une société avec tant d’exploitation et de consommation, et ils cherchent plutôt à construire un lieu d’autonomie où même ce que nous entendons par « monde », par « nature » et « société » soit une question politique d’opposition au monde moderne et d’une vie communautaire. Bien qu’il s’agisse d’une construction ancestrale, elle se traduit aujourd’hui en débats politiques qui dépassent la société indigène. L’inclusion des non-humains et l’élaboration de structures politiques qui incluent des sujets et de la territorialité collectifs font partie de ces discussions.
Alors que le « Buen Vivir » et l’autonomie ont été entièrement réinventés sur le plan conceptuel en tant qu’axes de la politique indigène en Amérique latine, on peut entrevoir la consolidation d’un nouveau paradigme ou répertoire de mobilisation et dispute politique indigène, en s’inspirant de nouvelles façons de considérer la défense du territoire et les différends avec les puissances économiques et l’État. La lecture qui montre la continuité du colonialisme, l’anticapitalisme et l’ouverture pour remettre en question la division moderne du monde, représentée par l’agroalimentaire, les missions évangéliques dans les communautés et les politiques publiques, donne lieu à une lutte qui n’a plus pour objectif la bonne distribution de la terre entre des individus ou des familles, et qui ne vise pas non plus à proposer des modifications juridiques ou constitutionnelles. C’est une lutte cosmopolitique, basée sur la défense des sources d’eau, des jungles et des modes de vie et de production non agroindustrielles, contrairement à certains mouvements de la campagne. Cette lutte ouvre également l’imaginaire politique à un monde ouvert aux non-humains et aux relations avec l’environnement, qui sont connus pour être plus complexes que les anciennes images de développement, d’exploitation des ressources naturelles ou de protection de l’environnement.
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Yampara, S. 2001. Suma Qamaña: la comprensión indígena de la Vida Buena. La Paz: PADEP-GTZ.
Thea Pitman | |
Professeure et chercheure en Études Latinoamericaines basée à l’École de Langues, Sociétés et Cultures de l'Université de Leeds, Royaume-Uni. Elle se spécialise dans l'étude de la production culturelle numérique, avec un intérêt particulier pour les questions de race, d'ethnicité et de genre, ainsi que les thèmes de la politique et cosmovision indigènes.
t.pitman@leeds.ac.ukSalvador Schavelzon | |
Professeur et chercheur en Anthropologie Sociale à l'Université Fédérale de São Paulo, Salvador se consacre à l'étude des processus politiques des peuples andins-amazoniens; pensée indigène et cosmopolitique; plurinationalité, processus d'autonomie, Buen Vivir et alternatives au développement.
schavelzon@gmail.com