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periferias 3 | expériences alternatives

illustration: Francisco Valdean

Mobilités subversives dans un contexte de confiance

Les pilotes de taxis-motos de la Favela da Maré

Aruan Braga
João Felipe Brito

| Brésil |

traduit par Déborah Spatz

Depuis que la révolution industrielle a inauguré le paradigme du déplacement quotidien maison-travail, travail-maison, les villes des sociétés industrielles ont commencé à intégrer dans leurs vies cette danse périodique et massifiée des corps mouvants. Deux fois par jour, au moins, près du lever et avant le coucher du soleil, la ville, imaginée comme un ensemble de points fixes, laisse place à un ensemble de flux.

L’élargissement et l’épaississement du tissu urbain, principalement dans l’époque actuelle, font surgir de nouvelles échelles pour les déplacements quotidiens dans les villes, en prenant en compte l’influence du capital financier et de l’État dans la création de centralités socio-politiques ou dans le renforcement des anciennes[1]. Imbriquées dans ces processus, de nouvelles modalités de transports publics et privés apparaissent, deviennent obsolètes et sont tout de suite remplacés par d’autres plus rapides et plus efficaces, traversant les sociabilités et les identités qui accompagnent les citadins dans leurs mouvements routiniers, toujours plus proéminents et prolongés.

Comme le constate beaucoup d’auteurs [2], la mobilité n’est pas seulement le milieu entre deux pôles, dans lequel la vie a lieu (maison-travail ; maison-école ; travail-loisir, etc.). C’est aussi une essence, une condition et la scène de nombreuses possibilités pour être et faire la vie contemporaine.

Face à cette problématique, pensons aux métropoles brésiliennes, situées dans la périphérie du capitalisme et encore en processus d’urbanisation, avec leurs inégalités extrêmes et une distribution territoriale absolument pas équitable des postes d’emploi, de travail et de revenu, des services publics essentiels, et bien sûr, des axes et des stations de transport efficace. Dans cette conjoncture socio-historique, émerge la favéla, un territoire composé de sujets innovateurs par excellence, de solutions urbanistiques créatiques, qui née et s’élargit en cherchant à maximiser les opportunités dans la ville et à construire un abri de la ville communautaire, familiale et individuelle.

Parmi les villes brésiliennes, Rio de Janeiro ; parmi les favélas de Rio, la Maré, un ensemble de 16 communautés de favélas érigées durant des décennies, tant par l’État qui y regroupait les familles expulsées d’autres quartiers de la ville, que par les familles qui arrivaient d’elles-mêmes. L’ensemble des favélas de la Maré est située de façon stratégique : près de la baie, près du centre historique et financier de la ville et entre trois grandes voies de transport intense : l’Avenida Brasil, la Linha Vermelha et la Linha Amarela. Ainsi, vivre dans la Maré représente la possibilité d’avoir un accès rapide aux indénombrables quartiers de Rio et à ceux des villes de la région métropolitaine. La logique inverse fonctionne également : la Maré est un semble de favélas avec une grande visibilitéet une grande visitabilité(Costa, 1999), c’est un lieu de grande reconnaissance de la ville qui fait l’objet de représentations nombreuses et conflictuelles.

Parmi les possibilités de déplacement interne et externe pour les habitants de la Maré, un type de transport très caractéristique des favélas cariocas se détache : le taxi-moto. Il s’agit d’un système endogène d’aménagement et de mise à disposition des pilotes de motos et de leurs motos à des endroits qu’on appelle « pontos » [arrêts], où, ils sont identifiés par des gilets colorés et sur lesquels sont inscrits leurs noms. Ils se réunissent et attendent les passagers, ils les amènent à leur destination pour un prix précédemment convenu ou, pour des destinations plus fréquentes, des prix exposés sur des tableaux à grandes visibilités.

Le siège de l’Observatório de Favelas se trouvant à côté d’un arrêt de taxis-motos très fréquenté, parce qu’ils font partie de nos propres déplacements, par la présence de ces agents de mobilité citadine à tous les moments et dans tous les espaces de la Maré, nous avons décider de commencer une recherche systématique à propos de la mobilité de la favéla, à partir du taxi-moto. Ce moyen de transport est une source de revenu pour des milliers de familles cariocas et c’est l’unique moyen de transport sur certains trajets, à certains horaires et dans des circonstances très spécifiques. La recherche a commencé par des entretiens semi-structurés et en profondeur avec trois pilotes de taxis-motos. C’est à partir de ces données que cet article bref se structure. La question qui l’axe est la suivante : Les pilotes de taxis-motos peuvent-ils agrandir la compréhension du phénomène de mobilité dans les villes brésiliennes contemporaines, élargissant leur sens et permettant l’innovation socio-économique ? Dans l’hypothèse d’une réponse favorable, il fallait encore répondre à : comment, avec quels éléments, en s’alliant à quels processus locaux de production de la ville ? Dans ce trajet, suivez les pages à venir.

Mobilité urbaine, immobilité et inégalité : représentations et disputes politiques pour la circulation dans la ville

[E][3] : « À ton avis, combien y-a-t ‘il de taxis-motos dans la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] « Attends, laisse-moi les compter : Sem Terra, celui de la place, BT, Rubem Vaz, Principal, Teixeira, 18, Mototáxi Rosa, Timbau, Fogo Cruzado, Pinheiro, École Bahia, celui de la Villa et celui d’Esperança. Ça fait 14. Entre 1000 et 1500 pilotes. »

Dans les années 60, encore en pleine Paris révolutionnaire, Henri Lefèvre (1969) a annoncé que le mouvement de transiter devenait, toujours plus, aussi important que celui d’habiter. À partir de cet auteur, la mobilité, dans le sens d’agrandir le droit à la ville, doit promouvoir l’accès aux ressources, répondre aux nécessités des personnes et stimuler la coexistance entre des citadins, malgré les différents et face à l’adversité. Dans une analyse similaire, le géographe brésilien Milton Santos affirme que dans le monde contemporain, le mouvement est passé avant le repos en faisant des déplacements quotidiens de la force de travail et du capital, une sphère aussi importante que celle de la production (SANTOS, 1996).

En approfondissant ce débat et en analysant la condition urbaine post-moderne, David Harvey (1994) affirme que nous visons un franc processus de compression de l’espace-temps (HARVEY, 1994) dans la vie quotidienne des villes. L’urbanisation persistante et ses résultats objectifs, avec la fragmentation, l’instabilité et la vitesse des agglomérats urbains, sont des indices empiriques de cette constatation. C’est dans ce contexte que la catégorie « mobilité » émerge pour la compréhension de phénomènes qui traitent de la circulation de personnes, de ressources et d’idée dans l’organisation sociale citadine.

Georg Simmel (2005) a démarqué, au début du XXesiècle, la notion de mobilité largement diffusée dans les temps actuels : mouvement – réel ou imaginé – constitué d’intentions, de stratégies ou de choix. La mobilité, dans cette perspective, n’est pas seulement un phénomène résultant de la formation ou de la structure sociale et matérielle du monde, elle se présente, cependant, comme l’un de ses éléments constructifs. À partir de ces productions récentes, un ensemble de chercheurs brésiliens et étrangers rediscute le rôle de la mobilité dans nos vies dans villes. Ils la pensent de manière systémique, à travers son sens inventif, ses signes, ses relations culturelles et de pouvoir.

    "En partant de la prémisse que le mouvement rempli son rôle constitutif dans le fonctionnement des institutions et des pratiques sociales, ce que nous appelons ici le paradigmes des mobilités, se tourne vers l’organisation de système qui, à différentes échelles ne gouvernent pas seulement la mobilité et l’immobilité de personnes et de choses, d’images et de messages, mais elles font également interagir des réseaux infrastructurels et narratifs. De tels systèmes de mobilités répondent à des configurations culturelles spécifiques et à des régimes de pouvoir qui définissent ce qui et ceux qui peuvent – ou non – circuler, à quel moment et sous quelles conditions de sécurité et de confort" (FREIRE-MEDEIROS, TELLES e ALLIS, 2018).

[Pilote de taxi-moto] : « La responsabilité du taxi-moto. Quand j’emmène des enfants à l’école, il y a des parents qui viennent avec, mais souvent, il ne faut pas juste s’arrêter devant l’école et confier l’enfant à la professeure. On suppose une course d’ici à Parque União, ça fait trois reais. Pour emmener l’enfant de quelqu’un, j’en demande cinq. « Mais tout le monde en demande trois », « moi, j’en demande cinq, je ne vais pas juste déposer ton enfant, tourner le dos et partir ». Souvent, tu dois attendre que le portail ouvre, tu dois regarder si la professeure l’a bien accueilli, parce que la personne te fait confiance. »

 

Foto: Francisco Valdean

Ainsi, la mobilité devient un champ fondamental de conflit et de dispute pour la démocratisation de l’espace urbain. Un catalyseur qui met en avant les sociabilités de convivialité plurielle et la coexistence dans un espace commun.  Au lieu de stimuler l’homogénéisation, la fragmentation et la hiérarchisation des territoires intra-urbains, la mobilité doit être pensée, implantée et appropriée pour rompre avec la dichotomie centre/périphérie, favéla/ville, maison/travail et construire des formes urbaines intégrées, poli-centrées, capables de surmonter les limitations des droits pour certaines corps et territoires.

[E] : « Et, tu as déjà reçu des menaces de la Police ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Oui. »

[E] : « Qu’est-ce que le type t’a dit ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Mec, vous êtes tous des trafiquants, vous êtes les pilotes du trafic. » « Je vais te prendre et tous vous tuer ».

[E] : « Ici, dans la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Sur la route. Mais ici aussi, au ponto. La Police a déjà fait fermé le ponto, une opération à cinq heures du matin. Ils sont arrivés et ils sont dit : « personne ne sort, personne ne sort ». Ils nous a ordonné : « personne ne se lève, vous pouvez venir ici ».

Parmi les débats actuels à propos de la valeur, de la gestion et de la transparence du ticket de transport public à Rio[4] , à propos des restrictions de l’accès et de la circulation dans la ville par rapport à son territoire d’origine [5], de la sa race [6], de son genre [7], de sa sexualité [8]et de son âge [9], nous avons découvert le rôle central de l’immobilité dans la reproduction des inégalités sociales. Ainsi, la perspective techniciste à propos de la mobilité se montre limitée et incomplète, elle réduit ou déconsidère la dimension politique, conflictuelle et créative de ce phénomène social.

Ceci dit, nous affirmons que l’arrangement social urbain se forme à partir de systèmes et de structures qui permettent ou limitent la circulation dans la ville. Enfin de compte, qui et qu’est-ce qui est mobile ou immobilisé dans la ville ? En d’autres termes : tant la stimulation que la restriction de déplacement sont les caractéristiques de la ville inégale, par ici ou par là-bas, dans celle direction ou dans l’autre, pour cet/ces individus ou groupes ou celui/ceux-là.

Des expériences significatives pour la démocratisation de la ville dans le champ de la mobilité urbaine prennent leurs origines dans les territoires populaires et de la périphérie urbaine. Des espaces plus atteints par l’inégalité d’accès à et à la circulation dans la ville. Des habitants de ces territoires ne se trouvent pas en position passive dans cette dynamique urbaine, ils réagissent et créent des formes de dépasser ces restrictions. Et c’est le cas du (modèle) taxi-moto dans l’ensemble des favélas de la Maré : il transforme les relations concrètes et objectives aussi bien que celles qui sont subjectives et immatérielles des habitants de la Maré par rapport à la ville. Que ce soit dans la coexistance et dans la circulation au sein même de la favéla et même dans les autres quartiers de la ville.

Déplacements et contraintes de la ville à partir de la Maré : contexte urbain du quartier et de son appropriation inventive par le taxi-moto

La Maré est un quartier de Rio de Janeiro qui rassemble l’un des plus grands ensembles de favélas de la ville. Il y a plus de 140 000 personnes vivant dans 16 favélas. Sa localisation, aux bords de l’Avenida Brasil est un indice de son histoire car, c’est justement avec la création de cette autoroute que les premières familles ont construit leurs habitations. Aujourd’hui, il y a plus de 40 000 domiciles distribués en communautés aux physionomies distinctes, parmi elle, les ensembles d’habitation construits par l’État.

[E] : « Comment tes parents sont-ils arrivés dans la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Ma grand-mère m’a raconté qu’elle vient de la favéla du squelette, elle m’a dit ça et je pense que là-bas, ça a disparu, ils ont délogé les gens de là-bas et les ont mis ici. Elle a déménagé ici et est restée. »

[E] : « Et ils sont tous restés, de ta grand-mère à tes parents. »

[Pilote de taxi-moto] : « Mes parents, mes oncles et ainsi de suite. »

[E] : « Et tu aimes vivre dans la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Oui, j’aime ça. »

[E] : « Pourquoi est-ce que c’est bien de vivre dans la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Si tu regardes les autres quartiers, d’autres endroits, il n’y a pas ce qu’il y a ici. Ici, c’est un lieu heureux, il y a tout. Ce qui détruit ça, c’est le fait que certains habitants, parfois, ne savent pas valoriser où ils y habitent, beaucoup préfèrent être traités de favelados [habitants des favélas], de désordonnés, de fauteurs de trouble, ils préfèrent le désordre, le trouble. Mais si tu regardes bien, ici, il y a des supermarchés, plusieurs magasins de vêtements, il ne manque plus qu’un cinéma, rien d’autre. Ça n’a rien à envier à d’autres endroits, et la communauté fonctionne 24h/24. Quand tu arrives ici, tout le monde te traite bien, tu es bien traité par tout le monde. Aujourd’hui, tu vas arriver quelque part et on va te poser quelques questions, mais tu as montré la raison de ta venue à la personne qui est venue, la communauté t’a pris dans ses bras. »

[E] : « Ta famille est de la Maré ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Tous vivent dans la Maré, tous. »

 Les 16 favélas qui composent la Maré se trouvent entre les trois principales voies rapides de connexion métropolitaine de Rio de Janeiro : Avenida Brasil, Linha Vermelha et Linha Amarela. Elles connectent les régions centrales de la ville à la zone Ouest, la région la plus éloignée des centralités politiques et économiques de la ville, ainsi que les autres villes de la Région Métropolitaine de Rio. Elles alimentent également les routes nationales vers le sud et le nord-est du pays. Parmi ces trois voies, la plus importante du point de vue de l’offre de transport collectif et des possibilités de connexion vers d’autres quartiers, c’est l’Avenida Brasil, depuis laquelle il est possible d’avoir accès à d’énormément de lieux de la ville. D’un autre côté, la Linha Vermelha et la Linha Amarela (avec une vitesse moyenne de 80-0 km/h) se présentent comme des barrières de transposition difficiles et, même si elles dépassent les limites du territoire [de la ville], elles ne se connectent pas de façon aussi marquée avec ce dernier et ses habitants. Plus que de stimuler la circulation, elles la contraignent.

Davi Marcos – “Embarreirando”

Dans une recherche produite et récemment publiée par l’organisation Redes da Maré et par l’Observatório de Favelas (2015), 89% des habitants interrogés affirment qu’ils considèrent le déplacement dans la ville comme étant « très important » ou « important » pour leur quotidien. Pour presque 50% des interrogés, la principale motivation de leurs déplacements est le travail, suivi par l’accès aux services publics, l’accès au commerce et aux études. Ces données expliquent les deux principaux pics de mouvements dans ces territoires, entre 6 et 8 heures du matin et entre 16 et 18 heures en fin de journée, démontrant nettement le mouvement d’horloge de déplacement pour aller au travail et en revenir.

Une autre donnée très importante mise en avant par la recherche nous indique que 11,2% des interrogés ne sortent que rarement, voire jamais, de la Maré pour se rendre dans d’autres quartiers de la ville. 39% en sortent 3 fois ou moins par semaine. On en conclut ainsi, d’une part, la restriction objective d’accès à la ville et, d’autre part, la disponibilité de services et la vitalité de ce territoire populaire. La grande extension de la Maré donne un sens à des routines et aux complexités de la mobilité et de la circulation internes. Dans l’étude citée, les principales raisons évoquées pour la circulation internet indique la rencontre avec les amis et la famille, l’accès aux supermarchés et aux commerces – les marchés, principalement – l’accès aux services publics, le déplacement vers le travail et les études, pour la pratique sportive, pour les activités religieuses et aussi comme un passage ou un chemin pour accéder à d’autres quartiers ou régions de la ville.

À l’intérieur de la Maré, il n’y a pas de ligne de bus, c’est un fait qui impose aux habitants la nécessité de développer des stratégies pour contrer la défaillance des services publics. La majorité des habitants utilise le transport alternatif [10] pour les déplacements dans la Maré. D’après une études de Redes da Maré et de l’Observatório de Favelas, 63% des interrogés ont dit utiliser ce type de transport pour le déplacement entre les différentes favélas de la Maré. En plus du manque de transport public régularisé, les difficultés de circulation dans la Maré sont aussi motivées par la défaillance d’urbanisation des voies (goudronnage, poubelle, drainage), par la violence urbaine, par la circulation excessive et aussi par l’occupation privée et commerciale des rues. Face à ces caractéristiques territoriales et attentifs aux sociabilités et aux habitudes locales surgissent les pilotes de taxis-motoset leurs pontos. Il est nécessaire de mettre en avant quelques éléments à propos d’eux.

Confiance et identité territoriale : le taxi-moto de la Maré comme une expérience de mobilité subversive dans la ville de Rio de Janeiro

Dans la ville de Rio de Janeiro, la profession de pilote de taxi-moto a été autorisée officiellement en 2017, par une loi complémentaire du pouvoir législatif municipal et, en 2018, elle a été règlementée par un décret de l’exécutif municipal qui profite au texte antérieur [11]. Cependant à cause des nombreuses obligations que la législation en vigueur impose (comme un âge maximum de 5 ans pour la moto, le registre au bureau notarial, la possession définitive du véhicule, une assurance, un numéro de cadastre d’entreprise pour les coopératives et les associations et autant d’autres limitations), l’immense majorité des pilotes de taxis-motos travaille sans réglementation. La possession de la moto, par exemple, est un facteur qui limite ces travailleurs : beaucoup d’entre eux louent des motos pour le travail, parfois sur le même lieu où ils proposent leurs services  et avec des économies faites à partir du travail quotidien, ils parviennent, enfin, à se payer leur propre moto.

[E] : « Mais il y a des gens qui louent des motos ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Oui, il y en a. C’est un business aussi. Les gens se disent : « Je n’utilise ma moto que le week-end, pendant la semaine je vais la louer à quelqu’un pour en faire un taxi-moto. » »

[E] : « Et qui loue les motos ? »

[Pilote de taxi-moto] : « Beaucoup d’habitants, ceux qui achètent une moto et n’ont pas le temps de l’utiliser ou qui n’ont pas d’argent pour payer le crédit, ils préfèrent la louer. 100 Reais par semaine, ça fait 400 par mois et avec ça, ils paient le crédit. »

Les normes pour la prestation de service sont élaborées et légitimées sur les pontos : le nombre maximum de pilotes de taxis-motos par ponto, l’organisation de sorties par ordre d’arrivée des motos sur ce lieu, l’exigence d’utilisation de gilets standardisés, la contribution hebdomadaire ou mensuelle pour la permission de circuler et pour l’entretien des espaces et des équipements d’utilisation collective (un toit contre la pluie, des gilets, des canapés, des chaises, la télévision, des flippers, de l’eau, une espèce d’aide pour les urgences et les accidents qui fonctionne comme une assurance).

En dehors de la Maré, les normes sont celles qui s’appliquent à tous les motocyclistes : le port du casque pour le pilote et le passager, les documents à jours pour le véhicule et le motocycliste, une moto vérifiée par le Département de Circulation. Les irrégularités comme le stationnement sur des lieux interdits, le manque d’entretien et les excès dans la recherche de chemins plus courts (passages sur les trottoirs ou les passerelles réservées aux piétons, par exemple) peuvent être punis par la Police et les contrôleurs de la circulation et ce sont, en général, des raisons pour qu’ils commettent des extorsions et des menaces envers les pilotes de taxis-motos.

[Pilote de taxi-moto] : « Quand tu sors [de la Maré] tu dois simplifier les choses. Quelle est la règle de circulation ? Tu dois porter un casque, un casque avec une visière, tu dois avoir de bonnes chaussures. Le pilote de taxi-moto qui n’a pas son permis, il te paie sa location journalière, il paie une journée et fait ce qu’il veut, si sa moto n’est pas en règle, c’est son problème. Supposons qu’il aille dans le centre ville et que sa moto lui soit saisie. Il a perdu la course, le passager ne va plus vouloir circuler avec lui parce qu’il l’aura mis en retard et il aura perdu sa moto. »

Il nous paraît y avoir, dans la Maré, une extrême flexibilité quant à la profession de pilote de taxi-moto. D’un côté, cette flexibilité montre une précarisation perverse de cette activité : par l’immense quantité d’heures de travail quotidien et hebdomadaire contre une rémunération qui permette une vie digne, par l’insalubrité à cause de la grande quantité de fumée respirée, par la vulnérabilité du corps et de l’équipement dans la circulation intense et conflictuelle dans et en dehors de la favéla. D’un autre côté, une si grande flexibilité les transforme en des agents économiques locaux de manière très distincte : sans chefs, avec la capacité de négocier de nouvelles stratégies et des innovations avec un groupe, avec des jours de repos à chaque fois que c’est nécessaire, avec la possibilités de régler des problèmes personnels, familiaux ou d’amis même pendant leur période de travail.

Pour la ville, les pilotes de taxis-motos sont des agents politiques de type très spécial. Avec une circulation pleine et constante vers de nombreux endroits de la ville, des lieux auxquels l’accès à pieds ou sans gilets d’identification ne serait pas autorisé. Ils défont les frontières, contournent les contrôles et les urbanités qui promeuvent la ségrégation. Ils agrandissent, ainsi, l’horizon quotidien qui, avant, était limité. Leur mobilité est autant subversive qu’intégrante : elle avance, s’arrête, remarque, contourne et s’en va.

[Pilote de taxi-moto] : « Il y en a [des passagers] qui commencent [le travail] à huit heures, il y en a qui commencent à neuf heures et d’autres qui commencent à dix heures. Je finis d’emmener les enfants à 8h10, 8h20 et celui de neuf heures doit déjà être prêt et m’attendre. Donc, je lui envoie un message : « je dépose le dernier enfant, attends-moi devant la porte ». Je le récupère et je sors ici, sur la Linha Vermelha, jusqu’en ville, c’est très rapide. À neuf heures moins dix, il est déjà là-bas. Il y en a une autre à 9h20, ici, dans le quartier de Bonsucesso. Il y en a une autre que j’amène dans le quartier de Benfica, dans la rue du Lustre et je reviens, je vais à Cohab, je récupère la fille et je l’amène ici. À 9h40, 9h45, je dépose celle de Benfica.

Pour les habitants de la Maré, les taxis-motos permettent des déplacements au milieu du tissu urbain qui seraient impossibles avec d’autres moyens. D’abord, parce que l’accès est extrêmement facilité, par la proximité physique, par la reconnaissance personnelle et par l’innovation technologique de Whatsapp : il suffit d’envoyer un message sur le groupe d’un pontochoisi, au même moment, quelqu’un va te chercher, dans le territoire ou en dehors, devant chez toi, à l’arrêt de bus, devant le supermarché avec les sacs de courses et tout. Le message peut également être individualisé, si jamais un passager apprécie le service d’un pilote en particulier. Ensuite, parce que les trajets sont aussi flexibles et réglés ad hoc. Juste in time, dans le langage de l’entreprenariat. Parfois, ils passent par des chemins qui ne sont accessibles qu’aux pilotes de taxis-motos, comme des ruelles, des impasses et même des escaliers, très communs dans l’urbanisme de la favéla. En troisième lieu, les horaires sont étendus. Chaque pontoà l’habitude mettre en place des équipes de travail pendant la nuit et il n’est pas rare que des pilotes de taxis-motos sortent de chez eux pour chercher des clients réguliers à l’autre bout de la ville.

[Pilote de taxi-moto] : « Les gens m’envoient souvent des messages en privé, je mets leur message directement sur le groupe. Donc, quand je ne peux pas m’en occuper, je m’autorise deux minutes de tolérance parce c’est moi qui suis prioritaire, mais je ne peux pas aider tout le monde. Donc, si après deux minutes, je n’ai toujours pas répondu, il y a une vraie dispute [dans le groupe]. Le premier qui répond, peut y aller. »

Le pilote de taxi-moto ne vit pas seulement du transport de passagers. Sa fluidité sur le territoire le transforme en un élément clé pour de nombreux commerces locaux. Les restaurants, les bars, les boulangeries, les magasins de vêtements : tous les commerces de la Maré utilisent l’agilité et la grande connaissance des entrées et des sorties de la favéla que les pilotes de taxis-motos possèdent. Ils font des livraisons internes et externes, du matin au soir. Le contact peut se faire directement avec un commerçant ou même avec un pilote, si le client a déjà, avec lui, une relation de proximité.

[E] : Avec quelle favéla, penses-tu, qu’il y a le plus de va-et-vient d’habitants et d’échanges ? Avec quelle favéla la Maré a-t-elle le plus d’échanges ?

[Pilote de taxi-moto] : « Jacaré, Manguinhos. Toutes les favélas. Parce que, tu vois : ils [les magasins de vêtements] publient sur Facebook, les gens regardent et se disent : « les vêtements sont beaux, je vais voir », et il explique : « on travaille comme ça et le pilote de taxi-moto fait la livraison ». Le marché a cassé les frontières, le taxi-moto fait ça. »

[E] : « Les séries de contraintes que les habitants ont, sont donc résolues par le taxi-moto ? »

[M2] : « Oui, c’est ça. »

En ce qui concerne les bailes funk, les grands évènements culturels et de diversion si caractéristiques des favélas cariocas, c’est la présence des pontosde taxi-moto aux entrées de ces localités qui permettent l’entrée en toute sécurité des outsidersréticents, ou des personnes sans aucune réticences mais qui ne connaissent pas les chemins internes du lieu.

À cause de l’intense circulation de personnes durant toute la journée, il est commun que certains commercent et des services très spécifiques se mettent en place autour des pontos, qui cherchent à répondre aux besoins tant des pilotes de taxis-motos qu’à ceux du public qu’ils attirent. Ce sont les vendeurs d’eau, de gâteaux, de soda, de biscuits et de snacks salés. Ils louent des petits magasins juste à côté, ils occupent même les trottoirs, avec des tables, comme des vendeurs ambulants, et des glacières par terre. Un autre type de commerce parallèle à celui des taxis-motos est formé par les petits salons de coiffure improvisés, qui de leur côté, s’organisent avec un minimum d’objet : une chaise, un miroir, une prise électrique, une tondeuse à cheveux et un rasoir. Proposant des coiffures modernes et pleines de style, tout en passant de la musique funk ou pagode, le salon de coiffure est aux taxis-motos ce que le vendeur de pop-corn est aux cinémas. Ce sont des parties constitutives du même scénario, de la même représentation de l’entrée ou de la centralité d’une favéla. Dans la Maré, ils s’articulent tant par affinités économiques que par esthétique. Quand on cherche l’un, on trouve l’autre.

Comme si toutes les initiatives déjà citées ne suffisaient pas, les pilotes de taxis-motos de la Marés sont également responsables du transport scolaire de nombreux enfants de cette favéla. Beaucoup de mères et de pères partent tôt de chez eux pour aller travailler et ils se mettent d’accord, en avance, avec les pilotes de taxis-motos pour qu’ils cherchent leurs enfants chez eux et les amènent à l’école. À la fin de la journée d’école, ils recherchent les enfants et les ramènent chez eux. Quand il y a des opérations de Police, il est très commun de voir les pilotes de taxis-motos retirer les enfants en uniformes des lignes de front, les mettant en sécurité jusqu’à ce que tout soit résolu, ou jusqu’à ce que leurs responsables arrivent.

[Pilote de taxi-moto] : « Quand il y a une opération, je regarde comment est la situation et je téléphone aux parents : « Il y a une opération ». Et eux me disent : « C’est toi qui décides ce que tu veux faire » parce qu’ils savent déjà et me font confiance. Donc, je fais quoi ? Je fais un tour pour voir comment ça se présente. Est-ce qu’on peut passer ? Est-ce qu’il y a des coups de feu ? Je prends les enfants et je téléphone : « Dis à Machin de m’attendre devant la porte ». Je les dépose de porte en porte.

 [E]: « Tu as déjà été confronté à des situations difficiles? »

[Pilote de taxi-moto] : « Oui, déjà. »

[E] : « Raconte-nous. »

[Pilote de taxi-moto] : « Une fois, le camion blindé sur la rue principale. Je crois qu’il était environ quatre heures de l’après-midi. Le camion blindé est sorti de la rue João Araújo et est entré dans la rue principale. J’étais paralysé. Mais comme on sait déjà que c’est le camion blindé, je me suis jeté sur le côté. J’avais peur d’attendre là-bas ? Par chance, les mecs sont passés, tout le monde a couru et moi, j’ai attendu, avec les enfants. Grâce à Dieu, il n’y a pas eu d’échange de tirs. Il [le camion blindé] est passé, s’est arrêté devant le pont, il est entré dans la rue derrière et est parti. S’occuper du bien le plus précieux, un enfant, c’est une responsabilité immense.

Toutes ces tâches sont possibles parce qu’ en plus de l’efficacité en tant que fournisseurs de mobilité urbaine, les pilotes de taxis-motos de la Maré possèdent la confiancede leurs communautés d’origine et de vie. La confiance, cette entité qui nous guide face à tant d’abstractions et de systèmes complexes dans la modernité tardive [12]. La confiance, la mère de la coexistence. Si subversifs et producteurs d’une ville plus ouvertes et intégré dans un extrême, dignes de confiance pour un contact plus intime de l’autre côté. Les pilotes de taxis-motos réinventent la ville tous les jours parce qu’ils font de ses contradictions, des chemins.


 

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