Une experience visuelle du silence à Saint-Joseph
Cette île abandonnée, autrefois partie intégrante du système pénitentiaire colonial français, est depuis des décennies remodelée par la nature
Glória Alhinho
| Guyane Française |
décembre 2022
traduit par Déborah Spatz et revisé par l’auteur
Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi - peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s’inclinent sans s’incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent.
Jean Genet, Journal du Voleur
L’archipel des Îles du Salut, situé à environ 11 kilomètres au large de la Guyane Française, en Amérique du Sud, est composé de trois îles. Ce territoire était utilisé par le gouvernement français dans le cadre de son système de colonies pénitentiaires, connues sous le nom de bagnes, où étaient envoyées des prisonniers de France métropolitaine et de tout l'Empire. Les Îles du Salut jouèrent un rôle important pendant cette période (1852-1953) et reçurent le premier convoi de forçats en mai 1852.
La plus vaste, l'Île Royale, était destinée aux condamnés les plus dangereux ou les plus médiatiques, afin d’empêcher l'évasion, plus facile depuis les terres continentales. L'Île du Diable, la plus célèbre, recevait quelques rares détenus politiques. L'Île Saint-Joseph abritait la Réclusion, un établissement qui accueillit, entre 1852 et 1949, des forçats punis pour évasion ou pour des crimes commis dans d'autres colonies pénitentiaires. Pour cette raison, on l'appelait le bagne du bagne - la prison des prisons. Les conditions de vie sur l'île étaient particulièrement brutales et incluaient l'isolement cellulaire dans le silence et l'obscurité. La Réclusion comprenait un bâtiment central, des cellules individuelles, des habitations et un cimetière pour les surveillants. Les funérailles des prisonniers suivaient le rituel maritime, et ils étaient simplement jetés à la mer.
C’est un moment particulièrement significatif pour parler de l’île. Après une première période de trente ans d’abandon, et une valorisation récente de son patrimoine, on envisage aujourd’hui son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Invitée à enseigner à l'Université de Guyane, à l'automne 2018, j'ai été immédiatement confrontée à une Guyane imaginaire que la société française a forgée depuis le début de la colonisation : une terre lointaine, au climat implacable et habitée par des aventuriers et des criminels. Je suis arrivée à Saint-Joseph sans connaître son histoire. J'y ai trouvé une lumière intensément vive, des odeurs de terre, d'humidité, une sonorité constante de la mer, des oiseaux, et un bruissement ininterrompu du vent dans une végétation abondante. Ces sensations puissantes ont directement impacté ma perception de l'île et de la Guyane. J'ai exploré la Réclusion en marchant à travers des racines noueuses, des branches tombées à terre, de la mousse glissante, des couches de feuilles qui accueillaient et défiaient chaque pas. J'ai traversé des couloirs de troncs imposants, géométriquement inversés, et créant un scénario d'infinies nuances de vert.
De multiples couches de racines adventives et de lichens ont dessiné de nouvelles textures sur les murs, rehaussant et réanimant leurs couleurs fanées. Suspendues à ce qui était autrefois la structure d'un toit, des branches, des racines et des feuilles formaient un lacis qui diffusait la lumière dans toutes les directions. De cet environnement irradiant et animé émerge l'idée que ce chaos de matière organique serait une inversion du monde d'ordre et de règles qui caractérisait la Réclusion.
A Saint-Joseph, nous apprenons que c'est tout le corps qui voit. Aucun sens ne supplante l'autre et tous sont interconnectés.
Le monde de la nature et celui de la matière manipulée par l'homme sont en mouvement perpétuel et de la manière la plus inattendue. Sur cette petite île, tous deux ont évolué main dans la main, et restent habités par une présence puissante qui trouve de nouveaux chemins à chaque instant. Cette présence silencieuse s'affirme comme visible, palpable dans sa propre immobilité et sa vitalité intrinsèque.
John Berger présente Ways of Seeing, sa série télévisée de la BBC de 1972, en affirmant "The human eye takes its visible world with it as it walks” [“L’oeil humain emporte avec lui son monde visible lorsqu’il marche”]. Le mouvement est étroitement associé à la vision. Ce ne sont pas seulement nos mouvements qui affectent notre façon de voir, mais aussi la manière dont tout ce qui nous entoure est en mouvement, où que nous soyons.
À la Réclusion, des réminiscences de différents silences, de forces invisibles et de formes de vie nous entourent, tout en effaçant ou en ajoutant continuellement du sens. Cette superposition de matériaux-ruines et de formes dynamiques de la nature défient notre perception et interrogent la vie elle-même. Comment cette superposition de ruines et de phénomènes naturels intervient-elle dans la manière dont nous percevons les lieux historiques, en particulier ceux liés aux expériences humaines de douleur et de souffrance ?
Nous devons considérer la fragilité des phénomènes naturels comme celle des structures et institutions humaines. Apparemment, celles-ci ont été créées pour perdurer, mais elles peuvent s'effondrer et nous montrer que rien ne dure éternellement. Quels récits peuvent-ils émerger de cette fragilité qui coexiste dans le monde naturel et dans les constructions humaines?
Les silences visuels de ce bagne abandonné, ses histoires visibles et invisibles, connues et inconnues, inscrites par l'homme et la nature à différentes époques, indiquent que l'histoire de l'île peut être abordée sous de multiples points de vue. Celui d'une conscience déployée vers toutes les manifestations du vivant.
Saint-Joseph nous invite à voir comment la vie se révèle de la manière la plus inattendue. Nous pouvons trouver de nouvelles structures, couleurs, textures et géométries qui se sont adaptées et ont évolué à partir du contact immédiat avec ce que les êtres humains ont laissé derrière eux. La nature réinvente Saint-Joseph. L'histoire de la vie de l'île et du bagne est en constante évolution. Elle offre l'opportunité de dépasser un espace et un temps liés à la souffrance, à la mort et à l'isolement. Nous pouvons y observer la créativité de la nature et comment elle nous invite à retrouver notre appartenance, au continuum de l'organique.
Glória Alhinho | États Unis |
Docteure en études ibériques, latino-américaines, méditerranéennes, de l’Université de Bordeaux, France. Curatrice de projets culturels qui relient les dimensions académique et diplomatique à l’Université de Georgetown et à l’Ambassade du Portugal à Washington, DC.