Revue

periferias 3 | expériences alternatives

illustration: Juliana Barbosa

Carolina Maria de Jesus, une autrice présente

Tom Farias

| Brésil |

juillet 2019

traduit par Déborah Spatz

Réfléchir à propos de la mémoire écrite de l’écrivaine originaire de l’état de Minas Gerais, Carolina Maria de Jesus (1914-1977) se révèle être un exercice qui impose un certain effort et une certaine attention. Pour quelqu’un qui, au minimum, ne la connaît pas ou n’en a jamais entendu parler de l’autrice du livre « Le dépotoir », publié en août 1962, il est nécessaire de dire que Carolina est née à Sacramento, une petite ville du sud de l’état de Minas Gerais, elle vient d’une famille de noirs descendante de la dernière générationd’esclaves d’africains et d’afro-descendants amenés de force ou nés au Brésil. Elle même surnommait son grand-père SócratesAfricano « le gage de l’esclavage », non seulement à cause de ses caractéristiques physico-mentales, mais aussi à cause de son adéquation avec le système qui lui a imposé le conformisme d’être noir, pauvre et analphabète de père et de mère.

Carolina Maria de Jesus avait tout pour suivre ce chemin tracé par la maison de maîtres et par les propriétaires des terres et du pouvoir, vestige du cycle des incursions, de l’ensemble des relations politiques gérées par la violence et par le coronélisme rural galopant. Modelée dans l’argile d’où est originaire sa famille, la terre de couleur bitita – mot provenant du terme « mbita », de la langue xichangana, parlée au Mozambique, ou « bita », changement linguistique, qui signifie « casserole en argile », qui mène à penser que, comme l’atteste le dictionnaire Infopédia de Langue Portugaise, le « diminutif féminin singulier de ce terme génère le mot « bitita ». « Bitita » (surnom d’enfance de l’autrice) désigne, ainsi, quelque chose qui provient de l’argile et dont la couleur est ocre ou noire.

L’ancestralité esclavagée et le destin forgé par la survie, ont, au contraire, donné à Carolina de la force et du courage. Elle a commencé à fréquenter les bancs d’une l’école, dont la pédagogie était calquée sur une pédagogie spiritiste, à l’âge de deux ans. Une détermination et des rêves plus grands que la moyenne ont mené la petite fille noire à aller plus loin que son imaginaire, pensé et possible – ainsi que la persistance à apprendre à lire et à écrire lui ont donné, depuis toute petite, le surnom de « folle » et ce tendre âge d’enfant l’a mené à la prison.

Le cheminement de Carolina Maria de Jesus est associé au désordre social, car elle n’acceptait pas que le cours de sa vie soit orienté par les autres – sa vie de travailleuse manuelle, en passant de nounou à employée domestique, de cuisinière à travailleuse d’usine – l’a fait devenir une pèlerine, avec ses longues marches à pied à travers la vie, à la recherche du pain et de sa dignité.

C’est dans la grande ville, cependant, qu’elle trouve la douleur et la gloire inespérée. Dans São Paulo des années 1940/1960, elle a imaginé son expérience, comme la preuve mature de sa « déviation de fonction » : une petite noire et semi-analphabète ne pouvait jamais se mêler aux intellectuels. Écrire, même sur de vieux cahiers, trouvés dans les poubelles – ou écrire dans les journaux – était une chose pour les lettrés ou pour les érudits (jamais les érudites, soit en passant) académiques. Mais Carolina force les portes, le corps plein d’huile, elle s’inscrit magistralement sur le palimpseste de l’ADN qui la constitue. Des rues de la ville, comme un « objet exotique », habitant dans les taudis ou sous les ponts, dans la nuit silencieuse, elle se retrouve dans la condition d’un objet «  hors d’usage » - celui qui doit être jeté, dirigé vers le fumier, vers le « dépotoir ».

C’est de cette boue impure qu’elle retire la fleur la plus précieuse – ses idées et ses pensées à propos du Brésil souterrain – où est contenue le cri de la favéla, des gens des favélas. « Le dépotoir », son premier livre, représente un nouveau séisme dans la vie intellectuelle brésilienne – qui n’a pas été ressenti depuis le romantisme, une secousse qui est le facteur, dans la littérature, de notre rupture coloniale.

Sa littérature apporte le don de la révolte et de la révolution. Cette esthétique, du point de vue du concept : le canon est rompu comme la partie d’une reliure inutilisable. Carolina de Jesus – non seulement avec « Le dépotoir » mais avec ses autres livres, même ceux qui restent inédits jusqu’aujourd’hui – reflète la « tour d’ivoire », la pointe de la lance entre l’ancien et le nouveau, le modernisant, mais dépassé par son conservatisme, dans nos lettres.

Avec son écriture, elle impose un nouveau code de conduite littéraire : c’est la femme du peuple qui décrit, littéralement, à la manière de la fable, poétiquement, les angoisses du peuple. Sur le plan esthétique, elle sort de la condition « d’illettrée » vers celle d’autrice ; de la condition de l’invisibilité vers le succès. Semblable, dans le milieu des lettres, à Jorge Amado, Clarice Lispector, Dinah Silveira de Queiroz, Raquel de Queiroz, sur le plan national ; internationalement, elle rompt toutes les barrières possibles et inimaginables. Le point de confluence s’établit : Carolina est le nouveau canon. La rhétorique élitiste est celle du contrepoint à cette nouvelle réalité. Rationnellement agressif. Sa narrative est poignante, discursive, moderne et en même temps, elle touche à la réalité et se retrouve dans les souhaits du retournement de la conscience nationale – les moments de la politique et de la conscience nationale. Dans la fiction, elle parle à travers ses romans – principalement « Pedaços da fome » [Morceau de faim], dans la poésie, il suffit de se souvenir de la force de « O colono e o fazendeiro » [Le colon et le fermier] ou dans les contes – à l’exemple de « Onde estaesFelicidade ? » [Où est le bonheur].

Juliana Barbosa

Carolina est ce facteur qui rompt avec le néocolonialisme littéraire en vigueur depuis la Semaine de l’Art Moderne, en 1922. Son héritage et sa présence toujours plus forte se trouvent dans la force de la nature de sa pensée écrite et toujours très actuelle et contemporaine, subversive et révolutionnaire, rebaptisée comme étant alternative, marginale et périphérique.

Née il y a 105 ans, elle a laissé, en plus de beaucoup de livres publiés, des rêves et sa résilience. La revisitée est une urgence toujours plus pressante. La lire, c’est grosso modo une nécessitée impérative. Carolina est toujours muselée par la menace apparue en 1964. Sa voix s’est tue dans les cachots de la conscience nationale. Parler, lire Carolina est devenu un danger, risqué, menaçant. L’assumer comme autrice, penseuse, intellectuelle est un outrage, un affront à la caste retranchée dans la « tour d’ivoire » de l’académie des lettres et du haut savoir.

C’est un chemin long et caillouteux. C’est un travail qui reste encore à faire – même avec la douleur et la souffrance prouvée par Carolina Maria de Jesus, cette femme noire autrice présente.


Carolina Maria de Jesus, est née dans la ville de Sacramento, le 14 mars 1914 et est décédée à São Paulo, le 13 février 1977. Elle a eu trois - João Jose, José Carlos et Vera Eunice (la seule encore en vie). Elle a publié quatre livre, dont les plus connus sont « Le dépotoir » et « Journal de Bibita » 

Tom Farias | Brésil |

Tom Farias est journaliste et écrivain, auteur de « Carolina, uma biografia » [Carolina, une biographie] (ed. Malê, 2018, 402 pages., ilustré)

uelintonfariasalves@gmail.com

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