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Ces choses dont nos mères n’osent pas parler

Laurence Gnaro

| Togo |

août 2020

Ma mère m’avait appris comment nettoyer cette partie de moi dont je n’avais pas le droit de prononcer le nom  sans prendre le soin de m’expliquer le mode d’emploi. Je me suis donc engagé dans une quête des réponses aux nombreuses questions qui assaillaient mon esprit de petite fille auprès du rossignol. Personne ne savait quel nom donner à la voluptueuse dame qui s’était installée dans l’unique   ‘‘ deux pièces ’’ de notre cour commune alors  Yaya mon frère aîné a décrété un jour qu’elle s’appellerait  ‘‘rossignol’’. Je l’ai pratiquement harcelé nuit et jour pour qu’il me donna le pourquoi de ce surnom mais il répondait toujours que j’étais trop jeune pour comprendre. C’était toujours ça le problème avec moi, j’étais trop jeune pour que l’on m’avoua des choses, trop jeune pour participer aux conversations, trop jeune pour que mon avis soit pris en compte. Il me fallait attendre encore quelques années sauf que dans quelques années eh bien, la situation n’aura pas changé d’une semelle.

Il paraît qu’avant que le rossignol ne s’installe dans notre cour, elle vivait à la résidence du Benin, une des résidences les plus huppés de la capital dans un grand duplexe et  qu’elle possédait  voiture et chauffeur.  Toute la maisonnée passait son temps à parler d’elle. Le rossignol était le sujet favori de nos mamans lorsqu’à midi, ne pouvant résister à la chaleur écrasante des chambres, elles étalaient leurs nattes sous le manguier dans la cour et qu’elles se mettaient à décortiquer des arachides pour le repas du soir. Les éclats de rires fusaient de partout dès qu’on l’apercevait. Moi particulièrement j’appréciais le rossignol mais je me gardais de le dire tout haut de peur d’attiser la colère de ma mère et de m’attirer les foudres des voisines. 

« walayi il est mort heureux lui au moins ! Plusieurs tueraient pour avoir cette chance » s’était exclamé Zina qui tirait à tors et à travers la tête de sa fille dans l’espoir de lui faire pour une fois une coiffure qui ressemblait à quelque chose de potable. Ma mère l’avait regardée silencieusement puis lorsqu’elle finit par parler c’était sur un ton consterné. ‘’ Mort heureux dis-tu ?’’. ‘’Oui’’ avait répondu Zina qui n’avait pas remarqué le regard noir que posait à présent ma mère sur elle.  Je crois que ce que ma mère voulait faire comprendre à Zina était qu’une mort restait une mort, heureuse ou pas il n’y avait pas de quoi la venter ou de quoi envier le trépassé. Je ne sais si c’est à cause de cette personne qui était morte heureuse ou d’une autre affaire mais une chose est sûre c’est que ma mère avait pris ses distances à partir de ce jour là. Comment je le sais ? Eh bien c’est parce que ce soir là maman n’offrit pas à Zina et à sa ribambelle d’enfants de partager notre dîner comme à son habitude. Ni ce soir, ni les soirées qui suivirent.

A douze ans, je commençais à peine à chercher mes marques, à me forger une personnalité mais je savais déjà à qui je ne voulais pas ressembler. Je ne voulais pas ressembler à ma mère qui arborait toujours un air de tristesse et des vêtements aux couleurs fades. Je ne voulais pas non plus ressembler à nos voisines qui passaient leur temps à laver, nettoyer et crier après leurs mioches. Je savais en outre à qui je voulais ressembler. Je voulais ressembler au rossignol, la seule qui à mes yeux incarnait la féminité. C’était une femme fine avec de grands yeux. Elle était  toujours apprêtée, toujours habillée avec des tissus de couleurs vives qui rappelaient que la vie méritait d’être vécue. Elle avait une nouvelle coiffure chaque semaine tout comme elle changeait ses compagnons. Elle savait qu’elle était au centre des cancaneries du quartier mais s’assumait et cette attitude, je la trouvais  prodigieuse. 

Hormis les filles de mon âge je n’avais le droit de côtoyer ni les garçons du quartier ni les filles plus vieilles que moi. C’était un précepte de ma mère. J’ai toujours fait tout ce que voulais ma mère sauf que je sentais que le rossignol avait des choses à m’apprendre, je sentais qu’il y avait entre elle et moi une sorte d’amitié tacite. Je le voyais aux sourires dont elle me gratifiait à chaque fois que je lui disais un bonjour ou aux clins d’œil qu’elle me faisait lorsqu’elle remarquait que je l’observais intensément. Je me suis donc peu à peu rapprochée de ma nouvelle meilleure-amie et ce à l’insu de tous. Je lui proposais mon aide pour des petites corvées en l’absence de ma mère et à l’abri des regards indiscrets et réprobateurs des voisines. Il m’arrivait de me faufiler dans son salon juste pour la regarder se vernir les ongles ou appliquer ses soins capillaires, je considérais chacun de ses moments comme sacrés car j’apprenais enfin à devenir femme. Une fois j’ai osé lui demander si elle était au courant des rumeurs qui circulaient à son sujet. Elle m’a fixée un instant puis m’a demandé de m’approcher. Je me suis exécutée docilement et ai occupé la place qu’elle m’avait faite à côté d’elle : « Vois-tu ? La femme a été dotée d’un pouvoir immense et ce pouvoir, il se trouve là » et ce « là » qu’elle m’indiquait était situé au bas de mon ventre. Après une profonde inspiration elle reprit «  pour l’instant tu es une petite chenille mais le jour viendra où tu deviendras un joli papillon et là, la source de ton pouvoir sera prête à être exploitée. Moi, j’y parviens ; c’est pour cela que toutes ces femmes aigries médisent sur moi. » Je me souviens lui avoir répondu « apprends moi maintenant à utiliser mon pouvoir » mais elle avait secoué  la tête en riant et me proposa qu’on y aille en douceur. C’est ainsi que commença mon apprentissage dans l’art d’être une femme. Lorsqu’elle était de bonne humeur, mon amie me parlait de ses exploits auprès des hommes, des choses qu’elle réussissait à obtenir juste en usant de son pouvoir. Tous ces récits faisaient croitre ma curiosité. J’ai alors décidé un soir de voir de plus près à quoi ressemblait ce coin de moi dont j’ignorais tout.

Accroupie dans notre chambre au milieu des vêtements et des casseroles, la robe retroussé jusqu’à la taille et le slip descendu jusqu’aux chevilles,  je tenais en main le morceau de miroir de ma mère. Je le rapprochait  autant que possible entre mes cuisses cherchant désespérément la bonne position pour mieux explorer cette caverne d’Ali Baba dont le rossignol m’avait tant parlée lorsque la porte s’ouvrit à la volée.  Etait-ce de la surprise ou de la colère sur le visage de ma mère ? Je ne saurais le dire.

Mon cœur s’est emballé lorsque j’ai été prise la main dans le sac ou dois-je dire la main dans l’entre-jambe.  Ma mère m’a tirée par les cheveux jusque dans la cour sans se soucier de mes supplications. Elle a attrapé la première chose qu’elle a vue, une spatule. Elle m’a assénée de coups en répétant «  est-ce comme cela que je t’ai éduquée ? Qui t’as appris ces choses là ? Tu veux bousiller ta vie ? Tu veux finir comme moi dans une cour commune avec deux enfants sans père ? » Les choses ne s’arrangèrent pas en ma faveur lorsque Yaya y  mit son grain de sel en disant à notre mère qu’il m’avait plusieurs fois surprise sortant de la chambre du rossignol. J’ai compris à cet instant que je venais d’attirer des ennuis à ma meilleure amie.  J’ai hurlé encore et encore, je l’ai supplié de s’arrêter sauf qu’elle n’a pas voulu le faire. Elle m’a battue jusqu’au retour de notre voisine Zina qui au lieu de m’ôter des griffes de ma mère s’est empressé d’apporter de la poudre de piment avec laquelle elles saupoudrèrent mes parties intimes. Recroquevillée dans un coin de la maison, je n’arrivais même plus à pleurer. Je pensais à une seule chose : m’enfouir loin de cette cour de malheur.

A l’époque, lorsque ma mère m’a surprise, je me confondis en excuse comme si je reconnaissais ma culpabilité. Je crois que si la même scène se reproduisait aujourd’hui, je lui tiendrais tête et lui répondrait «  j’en ai assez des tabous, je veux en parler ! »


 

Laurence Gnaro | Togo |

Laurence GNARO est auteur écrivaine blogueuse Togolaise . Elle a participé au premier projet de fictions Afro Young Adult dont l’anthologie, Water Birds on the Lakeshore est parue en trois langues dans trois pays différents. Laurence GNARO a été récompensé pour ses travaux comme entre autre le Corset dans le cadre du concours international de la méridienne du monde rural. Elle travaille actuellement sur divers projets d'écriture.

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