Narratives

periferias 7 | désincarcérer l’emprisonnement

L’expérience anti-carcérale du Collectif Corps en Prison, Esprits en action

Le soin de l’autre et le self care sont l’axe central de notre action 

Laura Katarina Zamora | Abay Alejandro Hérnández | Jennifer Suárez | Katalina Ángel | Estefanía Méndez

| Colombie |

septembre 2022

traduit par Déborah Spatz

Derrière chaque comportement criminel d’une personne de la communauté LGBTQI, il y a une histoire. Les femmes et les hommes trans, les lesbiennes, les hommes gays, les bisexuels, les personnes au genre fluide, les personnes pauvres, racisées peuplent massivement les prisons de Colombie et du monde.

Lorsque nous affirmons que nous avons été emprisonné.e.s pour avoir remis en cause les mandats du régime de cishétérosexualité obligatoire, les interprétations sont nombreuses : êtes-vous innocents ou coupables de ce dont on vous accuse ? Les regards extérieurs sont souvent uniquement centrés sur le non-respect des lois alors que les questions sur le contexte qui a co-provoqué les actions criminelles restent souvent absentes. Dans quel contexte socio-politico-culturel chacun d’entre eux vivait-il ou elle avant d’être incarcéré.e ? Quelles possibilités d’accès aux droits fondamentaux : santé, éducation, logement avons-nous eu ? Nous affirmons qu’il existe un lien indéniable entre la chaîne de violences structurelles dans lesquelles nous vivons et les raisons pour lesquelles nous avons été ou nous sommes incarcéré.e.s. 

Beaucoup de personnes pensent que les personnes de la communauté LGBTQI qui se trouvent en prison sont des êtres “antisociaux”, qui ne savent pas et ne peuvent pas vivre en communauté. Ils s’imaginent que nous sommes des personnes violentes. Cependant, on parle peu des violences dont nous sommes victimes pour avoir exprimé nos genres et nos sexualités librement. Lorsqu’une personne trans, gay ou bisexuelle, lesbienne ou queer s’exprime, cela ne correspond pas aux normes socialement établies et pour cette raison, la société se charge de nous exclure.

C’est pour cela qu’on ne voit pas de personnes trans ou de personnes de la communauté dans certains postes de travail, nous occupons toujours des emplois moins visibles. Nous avons en permanence grandi dans la marginalité, dans l’obscurité, dans l’ombre, en essayant de survivre avec la misère et les restes que la société a décidé de nous donner. Nous ne sommes ainsi que le produit d’une société qui nous a en permanence poussé à vivre de manière indigne. Historiquement, on nous a privés des droits les plus fondamentaux. 

Les personnes nous voient toujours comme des rebuts, des ordures, comme si être en prison était ce que nous méritions. Ils applaudissent le fait que l’un ou l’une d’entre nous soit en prison. Grandir dans l’ombre est devenu synonyme d’être compris.e et pointé.e du doigt comme étant des corps criminels. En Colombie, l’homosexualité et le fait de porter des vêtements de l’autre sexe, c’est-à-dire, porter des vêtements culturellement assignés comme étant féminins, ont été formellement pénalisés jusqu’en 1980.

Aujourd’hui, malgré le fait que les lois aient été changées — grâce à notre travail en tant que mouvements sociaux —, la criminalisation est toujours en vigueur. Des dynamiques comme l’expulsion des espaces familiaux, la marginalisation dans les espaces pauvres; les espaces de travail sexuel et de micro-trafic sont quelques-unes des manifestions dans lesquelles ces punitions se matérialisent. 

Nous sommes membre du collectif Cuerpos en Prisión, Mentes en acción [Corps en Prison, Esprits en action]. Nous sommes de personnes aux genres et aux sexualités transgressifs de l’ordre cishétérosexuel. La plupart d’entre nous ont été ou sont actuellement en prison. Même s’il y a des personnes qui n’y ont jamais été. Le collectif est né dans la prison de La Picota, il est né de la rage et de la douleur, il est né de la nécessité d’affronter l’une des violences systématiques qui, à force de brutalité, d’abandon et de mépris, tente d’établir dans nos corps des sexualité et des genres “corrects”. Comme le dit Katalina Ángel, l’une des fondatrices. 

“J’ai passé quatre ans et demi en prison. En étant là-bas, j’ai pris conscience de toutes les violences, tous les besoins et tout l’abandon institutionnel, familial, social, dont sont victimes les personnes privées de liberté, principalement les personnes aux identités de genre diverses ou d’orientations sexuelles diverses. Cuerpos en prisión mentes en acción est ainsi né du besoin, de la douleur, de la rage, d’affronter la justice. Je crois que tout ce processus - toutes ces situations de violence, de douleur, toute cette merde qui nous unis là-bas - était la première étape pour mettre en place un projet comme Cuerpos en prisión mentes en acción dans un contexte aussi violent que le sont les prisons.” 

Katalina Ángel et Natalia Espitia sont officiellement celles qui ont fondé le collectif et qui l’ont baptisé. Il est né avec l’objectif fondamental d’être un réseau d’affect et de soutien pour les personnes trans, gays et lesbiennes incarcérées dans la prison de La Picota. Depuis 2013, nous avons développé des actions dans cette prison : des actions pédagogiques, artistiques, de dénonciation et de plaidoyer politique. Nous avons fait des ateliers sur la formation juridique et la défense des Droits humains, nous avons publié un livret sur ce sujet. L’art s’est également révélé être un allier très important, des ateliers de danse, d’art-thérapie et de théâtre ont accompagné nos journées.

À bien des égards, notre existence a eu pour objectif fondamental de défendre nos genres et nos sexualités au sein de la prison. Défendre notre droit d’exister dans un contexte très violent, qui cherche de diverses manières à ce que notre existence ne soit pas vue, qu’elle soit cachée ou, plus encore, qu’elle disparaisse. Nos recherches avaient pour objectif de trouver un moyen d’arrêter ces processus de masculinisation, de féminisation et d’hétérosexualisation forcées qui sont au centre de ce nous appelons “le traitement et la discipline carcérale.” 

Notre objectif a également été d’être un chemin de guérison à travers la recherche de justice et de transformation. Comme le dit l’une d’entre nous : 

“Pour moi, cela a été ce pont de guérison face à de nombreuses situations que j’ai dû vivre en prison et c’est devenu un vrai soulagement. Pas seulement pour moi, de comprendre que des mesures étaient prises contre cette violence. Mais également pour d’autres personnes qui sont ici. Je pense que c’est un exemple de la façon de transformer la colère et la douleur en force et comme cette force peut transformer positivement l’environnement autour. 

Dans un contexte si violent, il était fondamental de créer et d’entretenir ce réseau d’affect et de soutien. Le soin de l’autre et le self care sont l’axe central de notre action, parce que, face à un système qui veut nous voir mort.e.s, prendre soin de soi est une révolution. Face à un cis-thème qui nous dit que notre existence est indésirable, reconnaître que notre vie a de la valeur est une révolution. Face au monstre carcéral, qui cherche à nous isoler et à nous dévorer, se maintenir ensemble est une révolution. Comme le dit Laura Katalina : 

“Il est quasiment impossible de résister à tout ce qui arrive à une personne dans la vie, si nous n’avons par de réseau de soutien. Ce qui se passe, c’est que l’objectif de la prison est d’isoler les gens, les punir et briser tous ces liens et les relations que les personnes tissent pour faire face à chaque situation, n’est-ce pas ? C’est pourquoi je pense qu’il est indispensable de créer des mécanismes grâce auxquels on peut maintenir ces réseaux de soutien, où on sent que malgré les circonstances, on n’est pas seul. Ainsi, je pense que oui, effectivement il ne peut y avoir de résistance, s’il n’y a pas de réseau de soutien, s’il n’y a pas un groupe de personnes autour de soi, même si c’est un petit groupe, mais que ce groupe de personnes existe.”

Cependant, la vie en prison n’est pas rose. Ici, nous avons appris que le self care implique également de prendre soin de ceux qui nous entourent, de bien choisir à qui on confie ses peines et ses espoirs. Prendre soin de soi dans ce lieu signifie faire attention à ne pas donner le bâton à un.e autre pour qu’il ou elle nous batte, ne pas permettre à l’autre de nous maltraiter par le langage. En prison, apprendre à élever la voix, à parler, à prendre le pouvoir et à se défendre aussi est fondamental pour ne pas se faire taire, se laisser soumettre. Et bien, prendre soin de soi implique également l’extérieur, malgré toutes les difficultés. Cela signifie tout ce qui est possible pour éviter de tomber malade et rester le plus en forme possible : manger du mieux possible, faire de l’exercice, alimenter ses pensées même si c’est très difficile, se former, ne pas permettre aux capacités créatives de s’arrêter. Prendre soin de soi en prison, c’est aussi rester loyal.e, orner son corps, l’embellir, continuer à se sentir joli.e, aimer et trouver belle cette image que l’on voit dans le miroir. Cela peut sembler secondaire ou superficiel, rien n’est plus éloigné de la réalité. 

Peut-être qu’au fond, le self care vise à construire la certitude que la vie est importante. La certitude que la vie a de la valeur. Même si une apparente majorité, représentée dans le régime punitif, insiste sur le fait de nier cela. Comme le dit l’une d’entre nous : 

“En ce moment, ce qui est le plus important, je pense, est que pour parvenir au self care et au soin collectif, le plus important est de prendre le pouvoir, de vraiment le prendre et de comprendre la valeur de sa propre vie. Nous sommes de personnes qui veulent s’autodétruire et mourrir parce que la vie est très frustrante pour la majorité des personnes trans. C’est pour cela que je crois à l’importance de la prise de pouvoir, de comprendre la valeur de nos vies. Comprendre que nous pouvons atteindre tout ce que nous voulons, si nous nous unissons. Mais je pense qu’actuellement, nous faisons encore les premiers pas.

Le mouvement trans est un mouvement très jeune, qui est encore en train de naître, nous sommes encore, actuellement dans le processus de collectivisation de nos sentiments et de nos intérieur pour pouvoir réaliser quelque chose de beaucoup plus grand et de beaucoup plus puissant. Cela a été le premier pas pour parvenir au selfcare et au soin collectif. Quand nous comprendrons toutes que nous devons êtres unies et sur la même page pour nos droits. À ce moment-là, nous générerons un espace de soin collectif.” 

Notre parcours en tant que collectif nous donné la certitude que l’institution carcérale est obsolète, comme l’a dit Angela Davis. Une écrasante majorité de celles et ceux qui la peuplent sont des personnes racisées, pauvres, victimes de la guerre et d’une chaîne d’expulsions multiples, dont l’incarcération n’est qu’un maillon de plus. Ceux qui profitent de la guerre, de l’extractivisme et de l’exploitation ne connaissent jamais les prisons. Ceux qui profitent de la famille, du déplacement forcé, de la mort, sont à l’abri de la prison. 

Ainsi, ceux qui nous lisent ici doivent également être convaincus qu’il est nécessaire de construire de vraies formes de justice. La prison ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Comme le dit Dean Spade, il faut arrêter de demander des lois qui renforcent les systèmes punitifs parce qu’à la fin, non seulement, ce ne sont que des mirages, mais il est légitimes et injectent de l’argent dans les barreaux qui nous soumettent. D’autres justices, centrées sur la réparation et le soin sont possibles. Nous devons commencer à les construire dans nos cercles les plus proches. Cela représente de nombreux défis, sans doute. 

D’après notre expérience, cela signifierait d’abord rompre le charme qui nous fait demander à ceux qui nous font du mal “de pourrir en prison”. En finir avec le mythe selon lequel les prisons servent à rendre justice. Voyez-vous, voyez-vous vraiment à quelle point elle est un mécanisme de prolongation de l’injustice sociale, du régime sexiste, colonial et raciste. Cela n’est pas simple. Le sort est bien enraciné. Mais il devient urgent de se lancer. 

Cela signifie également construire dans nos cercles les plus proches plus des stratégies pour faire face aux injustices raciales, cisgenres, hétérosexistes dont nous ne sommes pas épargnés. Nous pensons que les chemins anti-carcéraux passent par la reconnaissance que nous devons faire face aux injustices que nous subissons, avec des processus qui nous aident à guérir. Pour cela, il faut construire des réseaux de soutien, les intégrer activement. Nous convaincre du fait que nos vies sont précieuses. Entraîner notre voix pour l’élever et être capables de transmettre nos nécessités. S’entraîner également à écouter et être capables de reconnaître les nécessités des autres. Mais plus que tout, avoir la conviction qu’il est possibles de construire des réponses collectives aux nécessités de justice que nous avons.


 

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Wittig, Monique. 1992. El pensamiento heterosexual y otros ensayos. Madrid:

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