littérature

periferias 7 | désincarcérer l’emprisonnement

illustration: Yhuri Cruz

Remémoration

nouvelle de Walidah Imarisha

| États Unis |

mars 2023

traduit par Déborah Spatz

Ayo se tenait debout au bord du jardin communautaire et observait la cueillette à Cityheart. À proximité, des cris de joie jaillirent du parc où les jeunes jouaient sous le regard aimant et attentif des soignants qui s’occupaient d’eux ce jour-là. Le vent faisait se balancer légèrement les tentes aux couleurs festives dans lesquelles les aînés et d’autres s’étaient assis pour le cercle de la journée. Les gens étaient très proches, ils parlaient joyeusement avant que cela ne commence, croyant à la solennité de l’évènement. Elle vit de nombreux visages familiers, des gens avec qui elle avait grandi à Freedelphia. Il y avait également de nouveaux visages, des réfugiés récemment arrivés, cherchant un nouveau chez-soi, ou, tout du moins, un chez-soi pour l’instant. Elle connaissait tout le monde ici, même les nouvelles têtes. Pour participer à ce cercle de justice, les personnes devaient être là depuis au moins six mois et participer à au moins un projet de responsabilité communautaire. Il fallait montrer son engagement à tous avant de pouvoir déterminer ce que la justice signifiait.

Si j’étais une réfugiée, je ne remplirais peut-être pas tous les critères pour participer, pensa Ayo d’un air maussade. Les cercles de justice ressemblaient plus à des fardeaux que comme des privilèges, pour Ayo. Celui de deux semaines en arrière avait été particulièrement épuisant, il avait duré 20 heures. En fin de compte, celui qui avait fait du mal et la personne lésée étaient parvenus à un accord, tout comme l’avait fait l’ensemble de la communauté, mais les temps et les efforts pour y arriver… et les cercles se tenaient de plus en plus souvent. Lorsque Ayo était plus jeune, il y en avait peut-être un ou deux par an. Mais l’escalade de la guerre, l’augmentation de la rareté des ressources, tant de nouvelles personnes venant des territoires de la CUF qui n’avaient jamais connu la vie coopérative avant cela - c’était comme si le travail sur tous les fronts ne s’arrêterait jamais. Et, contrairement à d’autres domaines du service de libération comme la plantation d’aliments, la garde des enfants ou le maintien de la paix, il n’y a pas d’alternance. Tous les membres de la communauté participe à tous les cercles de justice, qu’il y en ait un par an ou un par jour. 

Ayo secoua la tête. Elle ne savait pas combien il y en aurait encore.

“Bonjour, ma belle !” Dit une voix douce et profonde.

Ayo se tourna vers sa tutrice, Zaza, les deux s’. Ayo avait toujours aimé serrer Zaza, qui était bien plus grande qu’elle, dans ses bras. C’était comme si Ayo était enveloppé de protection. 

Ayo se sentit immédiatement plus ancrée dans le sol. Cela ramena Ayo à son enfance, lorsqu’elle étudiait avec Zaza tous les jours. Elles avaient été mises en binôme à cause de la nature bruyante et le tempérament colérique d’Ayo. On pensait que le calme constant de Zaza représenterait un enseignement aussi bénéfique pour Ayo que les connaissances en mathématiques et en jardinage. Et cela avait fonctionné. Chaque jour, lorsqu’Ayo était agitée, elle fermait ses yeux et imaginait qu’elle était à côté de Zaza dans le jardin communautaire, le soleil réchauffant son dos. Du coin de l’oeil, Ayo avait l’habitude d’observer Zaza, ses longues dreads épaisses en chignon sur le dessus de sa tête, ses vieilles mains fortes plantant tendrement de nouveaux bourgeons dans la terre. Ce souvenir recentrait toujours Ayo.

“As-tu récemment parlé à Essakai”, a demandé Zaza, ramenant Ayo au présent.

La brise ébouriffa l’afro d’Ayo, tirant de façon taquine ses boucles, comme le faisait son adelphe Essakai, surnommé également Kai par ceux qui l’aiment, depuis qu’iel était jeune. Même s’ils faisaient partie d’une famille qui s’était choisie, ils se ressemblaient plus que beaucoup de personnes qui étaient liées par le sang. La même peau châtain, les mêmes cheveux indisciplinés, le même sourire espiègle, même si Essakai le laissait apparaître bien moins souvent qu’Ayo. Deux ans plus âgé, Kai avait toujours été plus psychique. Lorsqu’iel était enfant, Essakai voulait toujours connaître tous les pourquoi du monde. Pour Kai, ce n’était pas suffisant de savoir que quelque chose fonctionnait, il était nécessaire pour iel de savoir comment et pourquoi. Pas étonnant que nos quatre parents aient demandé à la coopérative de nous présenter tellement de tutrices, songea Ayo. Entre les questions sans fin de Kai et mes crises de colères, nous prenions plus de place que tous les adelphes réunis. 

“Oui”, répondit Ayo à la question de Zaza. “Iel espère qu’iel pourra bientôt changer et rentrer pour le jour de l’Abolition, parce que tu sais à quel point Kai aime ces célébrations.” Elle tenditla main pour toucher légèrement l’une des tomates qui poussaient sur le plan près d’elle. Pas encore mûre, mais bientôt. 

Zaza éclata de rire. “Oui, c’est le cas depuis qu’iel est enfant. Vous l’aimiez tous les deux. Même si tu aimais plus les reconstitutions du jour de l’Abolition et que tu demandais à en faire partie, bien avant l’âge autorisé, alors qu’Essakai voulait surtout parler aux plus âgés sur la façon de vivre à l’époque. Iel avait lu tous les textes et avait vu tous les hologrammes à ce sujet, mais iel avait encore de nombreuses questions. 

Ayo a souri, se rappelant du souvenir, puis elle a soupiré. “J’espère qu’iel sera là cette année. Mais on ne sait jamais avec la guerre.” 

Cela faisait presque un an qu’Ayo et Essakai ne s’étaient pas vus, depuis que Kai s’était porté volontaire dans la guerre populaire contre l’CUF (qui signifiait pour elle Confédération Unie du Fascisme au lieu de ce que les nations capitalistes appelaient elles-mêmes et officiellement Confédération Unie de la Liberté). Les deux étaient parvenus à passer plusieurs appels par hologramme, et durant l’un d’entre eux, Essakai avait raconté une partie de comment les choses se passaient sur le front. Ils soutenaient la formation de nouveaux territoires libérés chaque jour, mais cela se passait doucement et coûtaient beaucoup trop cher à l’homme et à l’environnement. Les Territoires Libérées gagnaient enfin, mais même lorsqu’ils gagnaient, cela coûtait si cher. 

Ayo regarda autour d’elle, découvrit l’espace de rassemblement de Cityheart, et la ville qui l’entourait. Des maisons en rang peintes de couleurs vives étaient accolées les unes aux autres, se touchant les épaules pour créer un cercle protecteur. Les maisons étaient anciennes, certaines endommagées depuis la libération de cette ville, mais bien entretenues et évidemment, très aimées. Freedelphia avait été libérée avant sa naissance et elle imaginait difficilement comment était la vile lorsque Zaza et les autres aînés avaient grandi ici. Elle avait toujours été impressionnée par la force et le courage dont ils avaient fait preuve pour s’élever ici et pour commencer la Libération, l’une des premières a avoir eu lieu sur les territoires. Affronter des armées de policiers, des militaires et des mercenaires. Eh bien, elle n’avait pas besoin de l’imaginer parce qu’elle avait été au Souvenir, donc elle l’avait ressenti. Elle avait senti ce qu’ils avaient ressentis dans leur chaire. Elle savait ce que c’était que d’avoir la peur qui crie dans les oreilles, d’avoir l’incertitude et le doute comme compagnon permanent. C’était une des raisons pour lesquelles ils avaient créé le Souvenir, pour qu’aucune génération à venir n’idéalise ou ne glorifie le passé, pour ne pas en faire quelque chose d’intouchable. 

Même comme ça, ayant vécu les souvenirs de ce qui l’avaient précédée, Ayo ne parvenaient pas à comprendre le choix d’Essakai de combattre dans les guerres de libération. Elle avait constamment peur pour Kai, peur pour tous ceux qui étaient en train de se battre. Elle avait peur de ce qui arriverait à elle-même, à sa maisons et à tout ce qu’elle savait s’ils perdaient.

Un doute était apparu en elle le jour où Essakai avait dit qu’iel était volontaire. Le doute avait continué de grandir dès lors, jusqu’à la consumer. Elle s’inquiétait de ne pas être assez forte pour offrir quoi que ce soit à cette cause. Elle, qui avait toujours été la fougueuse, celle qui aimait les reconstitutions du Jour de l’Abolition, la destruction symbolique, à la main, de la dernière prison. Elle, qui était restée en retrait alors que son adelphe, sympathique et psychique était parti risquer sa vie pour la liberté. 

Les murmures de la ville de Cityheart devint plus fort et attira l’attention d’Ayo. Hannon entradans le cercle, entouré de sa famille. Elle avait vu grandir Hannon. Il avait été l’ami d’Essakai. Ayo avait été choquée lorsqu’on lui avait dit qu’il serait au centre du cercle de justice d’aujourd’hui. Hannon ressemblait beaucoup à Essakai, pas aussi curieux, mais calme et sympathique. Tout comme Kai, Hannon s’était porté volontaire pour se battre. Mais Hannon avait été blessé et renvoyé. Ses blessures étaient assez graves pour que les soignants se concentrent d’abord sur son corps, ainsi, malheureusement il n’avait pas pu recevoir la Mémoire de l’âme que d’autres recevaient lorsqu’ils rentraient. Avant qu’Hannon ne commence son traitement, il s’était mis en colère un jour sur le marché et avait attaqué quelqu’un, apparemment sans aucune raison. Hannon avait été si loin que les responsables du maintien de la paix de ce cercle avait dû l’étourdir. 

Et maintenant, ils étaient là, formant une communauté, pour déterminer ce qui devait être fait avec Hannon. Le cœur d’Ayo se serra en voyant la façon dont sa tête et ses épaules s’étaient affaissées pendant qu’il attendait le début de son cercle de justice. Elle était sûre que ce cercle parviendrait à un accord ; Hannon avait déjà exprimé de profonds regrets et il avait dit qu’il accepterait n’importe quelle décision prise par la communauté. Mais combien de temps faudrait-il pour guérir Hannon, a pensé Ayo, cela serait-il même possible ? Il doit être guéri pour qu’il ne refasse plus cela, ni qu’il retourne cette peine contre lui-même. S’il ne pouvait pas être guéri, que ferions-nous de lui ? 

Elle espérait que le moment de la fondation l’aiderait à retrouver le chemin de lui-même. Elle était heureuse que les cercles de justices commencent toujours par le moment de la fondation, durant laquelle chaque personne de la communauté partageait le meilleur moment durant lequel elles avaient connu celui qui avait fait du mal pour rappeler à cette personne qu’elle était plus que le mal qu’elle avait causé. C’était toujours son choix. 

Après le moment de la fondation, la communauté écoutait le témoignage de celui qui avait été blessé. Cette personne pouvait partager tout ce qu’elle voulait à propos de l’incident, et plus largement sur la société en général, la manière dont il ou elle avait ou n’avait pas été soutenu dans cette étape. Parce que nous devons toujours nous souvenir que la justice est à la fois relationnelle et systémique, et nous devons toujours créer de meilleurs systèmes pour honorer et protéger les relations, Ayo récitait ces mots par cœur. Cela faisait parti de ce qui rendait les cercles de justices si fatiguant. Il y avait les engagements de celui qui avait fait du mal, mais aussi de plusieurs membres de la communauté. Ils étaient toujours en train de réinventer comment ils avait fait les choses. Ayo avait appris que c’était une opportunité merveilleuse de réinventer la société et elle y croyait profondément. 

Ayo soupira. Cela signifiait cependant aussi qu’il y avait toujours plus de travail à faire. Elle se sentait épuisée rien que d’y penser. Et voir Hannon maintenant la terrifiait pour Essakai. Avant cela, la peur que Kai ne rentre pas à la maison l’avait consumée. Mais maintenant Ayo avait également peur de ce qui arriverait s’iel rentrait. Quel bilan aura cette guerre de libération pour iel ? Et si elle devait faire partie d’un cercle de justice pour ce cher être psychique rentré à la maison si profondément blessé, cela changerait-il en profondeur qui iel est ? 

“Ton visage reflette la lourdeur de ton cœur,” dit Zaza, doucement. “Raconte moi.”

Ayo a secoué la tête. Ayo ne voulait pas dire à sa très chère tutrice qu’elle souhaiterait être partout ailleurs, mais pas ici. C’était lâche alors que tant de personnes en donnaient tellement plus. Et c’était cela qu’était l’abolition. Les anciens s’étaient battus pour devenir responsables et solidaires les uns envers les autres. C’était son droit de naissance. 

Zaza était la personne la plus âgée qu’Ayo connaissait. Il ne restait plus beaucoup de personnes qui avaient été là le premier Jour de l’Abolition, mais Zaza y avait été. Elle avait été là pour accueillir la famille qui revenait lorsque les dernières prisons autour de Freedelphia avaient été fermées. Elle avait vécu tout cela, elle avait participé à construire tout ce qui se trouvait autour d’eux. 

Mais même si beaucoup beaucoup de choses avait changé depuis le premier Jour de l’Abolition, et que les choses allaient incontestablement mieux, cela semblait toujours aussi lourd. Tout le travail pour créer ces processus avait fait avancer les individus et la communauté, mais il n’avait pas tout résolu comme par magie. Il y avait encore tellement de soutien et de soin à venir, dans ce cas, sans parler des autres cas à venir. 

“Je me demande”, a commencé lentement Ayo, d’un ton presque coupable. “Je me demande si c’était plus simple avant. Avant l’abolition. Je sais que ce n’était ni bien, ni juste,” elle a ajouté, “mais j’ai l’impression que c’était beaucoup plus simple de simplement appeler quelqu’un pour s’occuper de choses comme ça.”

“Tu as vécu ça”, elle a dit, faisant glisser ses yeux pour qu’ils rencontrent finalement ceux de Zaza. “N’y a-t’il par une part de toi à qui le fait que ce soit de la responsabilité de quelqu’un et non la tienne ne manque pas ?” 

Zaza reconnaissait l’importance de la question en y réfléchissant. Après quelques instants, Zaza serra les mains d’Ayo entre les siennes. Leurs peaux étaient presque la même couleur. Et parce que la main de Zaza étaient beaucoup plus large que celle d’Ayo, c’était comme si la main d’Ayo avait été saisie et faisait partie de Zaza.

“Je comprends cette inclination parce que partager le pouvoir signifie prendre ses responsabilités. Mais non, je ne reviendrais jamais à la manière dont les choses se passaient avant.”

Ses yeux s’éteignirent, fixant le passé. “Des noirs et des métisses assassinés dans la rue, jetés dans des tombes ou des prisons. Des parties de nous brisées si profondément qu’elles nous ont été coupées et nous saignons pour le reste de notre vie. Tout cela fait partie d’un système qui nous a volé notre pouvoir, notre histoire, nos mémoires et qui nous a dit que c’était ça la liberté. Mais il y a toujours eu ceux qui savaient que la vraie liberté signifiait la connexion et la communauté. La libération ne signifie rien si elle n’est pas collective.”

“C’est pour cela que nous avons créé le Souvenir, pour que nous n’oublions pas, pour que ta génération et celle d’après, et après, se souviennent.” 

Zaza a désigné le Chemin d’eau. Ayo savait par des films que le Chemin d’eau avait été une large rue encombrée de voitures. Mais ensuite, les anciens avait creusé profondément et l’avaient transformée en un aqueduc. Ils avaient creusé jusqu’à la rivière et le Chemin d’eau s’était rempli d’eau, entourant le cœur de la communauté. La gestuelle de Zaza englobait le bâtiment du Souvenir qui se trouvait de l’autre côté du Chemin d’eau. L’immeuble donnait plus l’impression d’avoir poussé plutôt que d’avoir été construit. Ses angles circulaires créait un sentiment d’infini, les vignes ainsi que les fleurs qui s’étaient glissées sur ses murs servaient à maintenir l’intérieur au frais et également la connexion avec la terre. 

“C’est pour cela que Cityheart et le Souvenir sont aussi proche l’un de l’autre, et pourquoi les cercles de justice se tiennent ici. Il y a d’autres lieux de rassemblement à Freedelphia où nous pourrions aller. Mais c’est ici que nous sommes connectés au Souvenir, au passé qui n’est pas passé, au futur qui est maintenant. Nous rendons la justice ici en sachant que nous le faisons sous le regard attentif du temps.”

Ayo regarda ce lieu et enlaça son corps de ses bras, se souvenant de sa seule visite au Souvenir. Elle était si plongée dans l’expérience du passé qu’elle s’y était presque noyée. C’était arrivé durant l’Âge de Choix, qui était différent pour chacun d’entre eux. Elle y était entrée à l’âge de 11 ans, alors qu’Essakai, l’enfant précoce, y était entré à 8 ans. Ayo se souvint avoir harcelé Kai pour qu’iel le lui décrive, lorsque’iel était rentré mais iel n’avait que secoué la tête. “Je ne connais aucun mot qui pourrait te le décrire.” Ayo n’avait pas compris ce qu’iel voulait dire jusqu’à ce qu’elle-même y aille. 

Zaza serra doucement la main d’Ayo. “Il est peut-être temps pour toi de te Souvenir à nouveau.”

Ayo hocha la tête et prit une profonde respiration, enfin, elle traversa l’un des nombreux ponts de pierre du Chemin d’Eau. Elle baissa le regard pour regarder les eaux tourbillonnantes alors qu’elle traversait. Zaza lui avait dit que cela faisait partie de la sagesse ancienne dont ils s’étaient souvenus après le premier Jour de l’abolition. Le Souvenir avait besoin du fleuve qui coule, des courants les connectant à tout ce qui avait été et à tout ce qui est et sera. Ce n’est qu’après l’achèvement du Chemin d’Eau que le Souvenir avait respiré pour la première fois. 

Ayo s’est souvenu que Zaza lui avait que le Souvenir avait été nommé d’après un livre appelé Beloved, écrit par notre ancêtre Toni Morrison.

Ayo se dirigea vers les lourdes portes rondes. Au-dessus d’elle, était écrite la phrase : “Les rêves de Liberté ne vivent pas en temps réel”, comme si elle y avait poussé, plutôt que d’y avoir été gravée. Elle fit glissé ses doigts sur les mots, et poussait les portes pour les ouvrir et traverser. Elle plongea dans l’obscurité, une obscurité aussi visuelle que physique. Elle sentait l’obscurité se presser contre sa peau, apaisante et fraîche. C’était exactement comme la première fois où elle y était entrée, mais également complètement nouveau, parce qu’elle était à la fois la même et nouvelle. 

Elle se pencha pour enlever ses chaussures, comme on lui avait dit lorsqu’elle était enfant. Sous ses pieds, c’était comme de l’herbe, ce qui l’avait intrigué la première fois, tout comme maintenant — n’est-il pas impossible que de l’herbe ne pousse ici, sans lumière ?

Elle attendait, en essayant de ralentir sa respiration et son esprit. Sa visite précédente l’avait presque submergée de tristesse et de peine. Son troisième parant avait suggéré qu’Ayo était peut-être trop jeune lorsqu’elle y avait été, et en y repensant, Ayo était d’accord. Alors que d’autres étaient prêts à son âge ou même plus jeune, elle ne l’avait pas été. Evidemment, à cette époque, elle s’était rebellée et avait insisté pour y aller. Mais vivre dans les mémoires de ses ancêtres avait été lourd et douloureux. Elle n’y était jamais revenue, contrairement à d’autres, dont Essakai qui en avait fait un pèlerinage annuel le jour de l’Abolition. 

Des points de lumières brillaient dans l’obscurité, s’élevant du sol et voletant de façon lâche dans l’air. Ils l’attiraient vers l’avant et elle les a suivis sans hésitation, en sachant que ses pieds trouveraient un chemin sûr.

Alors qu’elle s’approchait, la plupart des petites lumières s’éloignait d’elle, mais quelques unes restèrent à ses côtés, juste sur son chemin. Alors qu’elle s’avançait, Ayo et les lumières fusionnèrent. Une explosion de lumière fendit sa conscience. Elle existait ici, et dans une multiplicité d’histoire. La cacophonie de la douleur emplissait chacun de ses aspects. Les gémissement des navires dans ses oreilles et la puanteur dans son nez. Son sang pulsait dans ses oreilles alors qu’elle fixait le canon d’un pistolet, sachant que ce rouge et ce bleu clignotant seraient la dernière chose qu’elle verrait. La corde lui rasa le cou alors que des centaines de personnes blanches la pointaient du doigt et se moquaient d’elle. Le froid griffait ses os, dans une cellule d’isolement, les lumières d’aveuglement puissantes qui restaient allumées 24 heures sur 24, brûlaient son esprit. Elle s’étouffait avec des gaz lacrymogènes, ses poumons suppliaient de l’air et elle a vu à travers ses yeux flous la ligne d’avancé des entrepreneurs militaires privés. La seule constantes de toutes ces vies étaient les appels à l’aide et les cris. 

Elle trébucha en avant, tombant sur un genou. Des larmes coulaient sur ses joues et des sanglots secouaient sa poitrine. Son corps tout entier tremblait sour le poids de tant de traumatismes générationnels. 

C’était un million de fois pire que ce dont elle se souvenait. Elle comprenait à présent si clairement les mots de Zaza, pourquoi ils ne pouvaient jamais croire que les choses étaient mieux dans le passé. Mais avec tout cela coulant de leurs veines, ancré dans leurs gènes, quel espoir avaient-ils ? Comment pouvaient-ils trouver la paix alors qu’ils sont faits de cela ? 

Ayo tourna la tête en arrière, vers la porte. Elle savait qu’elle pouvait partir maintenant. Le Souvenir était un choix, pas une exigence. 

Les lumières restantes voletaient joyeusement devant elle, lui faisant signe. Ayo ne savait pas ce dont elle avait besoin, mais elle savait qu’elle avait besoin de quelque chose, et elle ne savait pas à quel autre endroit elle pourrait l’obtenir. Elle pensa à Essakai et sa résolution se renforça. 

Elle essuya son visage avec sa manche et se remit sur ses pieds. Elle avança vers les prochaines lumières.

Ayo se prépara à ce que la douleur et le désespoir l’engloutissent encore une fois. Mais au lieu de ça, on y flottait, comme sur le doux courant d’une rivière. Des chuchotements au bord de sa conscience devinrent plus forts. Des centaines de voix disaient des noms. Certains qu’elle connaissait comme étant ceux des martyres de l’époque Avant l’Abolition, assassiné par des agents de l’état. Et beaucoup d’autres qu’elle ne connaissait pas, mais dont elle sentait qu’ils étaient anciens, des noms qu’elle imaginait perdus depuis des siècles. 

“Rien ni personne n’est vraiment perdu”, avait souvent dit Zaza. 

Les noms étaient sur le courant et ils étaient le courant et elle était sur le courant et elle était le courant et elle étaient les noms et elle dit son nom et cela ressemblait à tous leurs noms et toujours le sien, elle tendit la main et touchales noms et c’était comme si elle touchait son propre visage. 

Enfin, ce sentiment de connexion et d’achèvement s’atténua, mais il ne s’effaça pas. Il resta dans sa peau et devint une partie d’elle-même.

Sans aucune hésitation, Ayo se jeta sur les prochaines marches de lumière, juste devant elle. 

Silence, un souffle retenu d’anticipation. 

Et ensuite, les mots prononcés par une multitude de voix, toutes en même temps : “Nous savions que ce jour arriverait.” 

Et puis, l’explosion de vies dans son esprit. Une fois de plus, sa conscience était divisée en de nombreuses réalités différentes. Autour d’elle, des centaines de milliers de personnes surgirent devant elle, repoussant les rangées de policiers jusqu’à ce qu’ils se retirent complètement et qu’ils ne soient plus qu’en train de danser et de chanter dans les rues. Le marteau dans ses mains enfonça le dernier clou dans la maison construite pour sa femme et ses enfants, qui étaient tous nés durant l’esclavage, et qui maintenant, avaient ici, une maison qui leur appartenaient. La sensation d’être retenue par de si nombreux bras, alors qu’elle franchissait la porte de la prison qui avait dévoré des décennies de sa vie. 

L’extase imprégna chaque partie de son être, des générations de joie Noire l’emplirent à ras bord. Ayo réalisa qu’elle était en train de danser, une manifestation corporelle à bout de souffle et insouciante. Elle n’avait pas été consciente de cela avant, mais son corps savait que c’était la bonne réponse. 

Ayo n’avait jamais rien ressenti de tel. Mais elle avait dû le ressentir puisque elle avait déjà traversé cela auparavant. Comment avait-elle pu oublier cela ? Comment cela ne l’a-t’il pas changé de l’intérieur ? 

D’un coup, elle realisa qu’elle était allée au bout du Souvenir pour la première fois. La première série de Souvenir l’avait submergé, et elle a choisi d’y retourner. Elle n’avait vécu que le traumatisme, jamais aucune exultation générationnelle amplifiée et cultivée jusqu’à ce qu’elle  en imprègne chaque cellule de son être.

Au lieu d’être triste de n’avoir pas vécu cela durant des années, Ayo sourit, pleine de gratitude de l’avoir reçu à présent.

“Merci”, elle a murmuré. Et ensuite, parce que ça ne semblait pas être assez, elle le cria. 

“Merci !” 

Elle commença à le chanter alors qu’elle dansait.

“Merci, merci, merci, merci…”

Il y a eu un mouvement des ténèbres, une contraction. Ayo sentir l’obscurité prendre possession de chaque partie d’elle, et elle leva les bras, jetant sa tête en arrière, et laissa s’échapper le bruit le plus joyeux qu’elle avait pu manifester. 

Ayo sut instinctivement qu’elle avait terminé le voyage. Devant elle, dans l’obscurité, les mots flamboyaient, “les rêves de liberté vivent en toi.” C’était l’inscription sur le miroir intérieur de la porte. Elle tendit la main et poussa. 

Ayo émergea dans la lumière, le soleil chauffait sa peau tout comme la joie ancestrale, qui, elle le savait, vivaient désormais en elle.  

Zaza s’avança et la serra contre elle, et elle ressentit la même chose sur sa peau, comme le soleil et la joie. 

Zaza regarda Ayo dans les yeux. “Je sais que c’est difficile. Nous nous trouvons dans une période de transition, de bouleversement. Des moments comme ceux-là exigent tellement de nous. Nous pouvons avoir l’impression que nous serons brisés sous ce poids. Mais c’est pour cela que nous avons le Souvenir. Pour nous rappeler que ce moment n’est pas unique, même s’il ne reviendra jamais.” 

Zaza prit la main d’Ayo. “Tout est temporaire, sauf cela,” dit-elle, en serrant sa main. 

Ensuite Zaza lâcha prise et d’un geste de la main, elle engloba toute la communauté, réunie devant elle. “Et cela.” 

Ayo, en hochant la tête, refoulant des larmes qui ressemblaient à un rire. Elles marchèrent main dans la main vers le cercle. Il se sépara organiquement comme une volée d’oiseaux laissant place aux membres perdus qui revenaient. 

“Commençons”, murmurèrent à l’unisson les trois animateurs de justice.

Et tous les membres présent inclinèrent la tête, et tous commencèrent à fredonner le même air, comme s’ils formaient une seule et même gorge.

Walidah Imarisha | États Unis |

Est éducatrice, autrice, chercheuse publique et poète. Elle est l’éditrice deux anthologies, dont Octavia’s Brood: Science Fiction Stories From Social Justice Movements. Imarisha est également l’autrice du livre de non-action Angels with Dirty Faces: Three Stories of CrimePrison and Redemption et du recueil de poèmes  Scars/Stars. Elle a passé 6 ans dans l’ Oregon Humanities’ Conversation Project en tant que chercheuse publique facilitant des programmes dans tout l’Oregon à propos de l’histoire Noire de l’Oregon, des alternatives à l’incarcération et de l’histoire du hip hop. Imarisha est actuellement lectrice à l’Université de Stanford dans le programme décriture et de rhétorique et a enseigné au département d’études Noires de l’Université de l’état de Portland, dans le département d’étude sur la sexualité des femmes de l’Oregon State University et au département d’anglais de l’Université du New Hampshire. 

@walidahimarisha

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