race, racisme, territoire et institutions
par Zukiswa Wanner
avril 2021
Aujourd’hui, nous sommes le 19 janvier de l’année 2021, quand je commence à écrire ce texte. Dans la plus grande partie des États-Unis, c’est encore la journée de Martin Luther King, pendant que je suis en train d’écrire. Aujourd’hui, c’est également le jour durant lequel, il y a six ans, au Kenya, d’où j’écris, des collégiens ont été attaqués avec du gaz lacrymogène. La raison ? Ces jeunes citoyens protestaient contre l’invasion de la zone du parc de l’école pour y construire du parking de l'hôtel d’un Baron. Tant les enfants que le Baron sont des citoyens du pays. Et, obligé de choisir entre le bon et le mauvais, l’institution de police a choisi le mauvais et le riche, au lieu du bon et du pauvre.
Pendant le mouvement #blacklivesmatter, après la mort de George Floyd, un ami a posté sur Facebook « Quand as-tu remarqué que les vies noires comptent ? ». Je l’ai interprété comme s’il voulait dire « quand as-tu remarqué que tu étais considérée comme ayant moins de valeur ? »
À l’âge de deux ans.
C’est ce à quoi j’ai d’abord pensé. J’ai eu besoin de téléphoner à ma mère en Australie pour vérifier que je n’étais pas en train d’imaginer. Que ce n’était pas quelque chose que j’imaginais. Elle m’a dit que non. Que j’étais avec ma mère. Une activité politique de l’ancienne Rhodésie, exilée en Zambie, a connu et est tombée amoureuse d’un activiste sud-africain, ils m’ont conçue et m’ont donnée la vie.
À l’âge de deux ans.
Ma mère a décidé de traverser avec moi ce qui était encore la Rhodésie, aujourd’hui le Zimbabwe, pour que mes grands-parents puissent me voir pour la première fois. Ma mère est la première fille d’une famille de huit, ce voyage était donc très important. Elle n’a pas réussi, malgré tout. Elle a été arrêtée alors qu’elle traversait illégalement. Et c’est là que réside mon traumatisme. Je me souviens d’avoir pleuré alors que cette femme policier blanche de Rhodésie continuait à bomber son thorax, l’interrogeant avec ses questions et elle tentant de me maintenir tranquille alors qu’elle répondait à l’interrogatoire.
Notre caution est arrivée grâce à mon grand-père, avec l’aide des camarades activistes politiques de ma mère, à travers le pays. Mais, jusqu’à l’âge de dix ans, j’étais terrorisée par les personnes blanches, de la même manière, je croyais que tout le monde parlait anglais. Difficilement, tout comme la femme policier qui avait interrogé ma mère.
À l’âge de douze ans.
Finalement, j’ai vaincu la peur de l’enfance et, à l’école, il y a une personne blanche avec nous. Parmi mes amies, il y a Charlie. Charlie a le même âge, malgré qu’elle ait une classe de retard par rapport à moi. Elle habite dans ma rue. Ensemble, nous nous amusons beaucoup. Nous partageons des histoires à propos des garçons avec qui on veut sortir. Ensemble, nous rentrons à la maison. Charlie et moi, nous allons dans la chambre de ma mère et nous jouons avec son maquillage et sa boîte à bijoux. Mais voilà le problème : je ne suis jamais rentrée dans la maison de Charlie. Quand je vais chez elle, je l’attends sur le porche, je l’appelle. Elle apparaît et c’est à ce moment-là que nous allons chez moi.
Un jour, je suis arrivée devant son portail au moment où Pierre, son frère, est arrivé. « S’il te plaît, tu peux dire à Charlie que je suis ici ? », ai-je demandé. Et il dit : « Charlie, ta copine kaffir est ici ». En Afrique du Sud, kaffir est le mot équivalent à nigger, noire, mot péjoratif pour les personnes noires. J’entends la mère de Charlie dire : « Pierre, vas la voir et présente-lui tes excuses. Elle t'a peut-être entendu, tu parles trop fort. » Charlie a couru vers le portail avant que son frère n’arrive : « Pierre arrive pour te demander pardon. S’il te plaît, réponds seulement que tout va bien. » Et je lui demande pourquoi Pierre demanderait pardon. Elle ne répond pas. Je suis partie de là-bas. Douze ans et je remarque que Charlie n’est pas mon amie.
Dix-neuf ans.
Los Angeles. Mon vol de Londres arrive tard, à tel point que je perds le vol pour Hawaï, où je vais étudier. Je dois dormir dans la Cité des Anges. Je remarque rapidement que ces anges ne me ressemblent pas. Check-in dans ma chambre, le restaurant de l’hôtel est fermé. Je demande à la réceptionniste où je peux avoir quelque chose à manger. Il y a des pizzas de l’autre côté de la rue, que je traverse. Je remarque, dès que je rentre dans la pizzeria, que je n’ai pas assez d’argent (j’étais dans ma phase végétarienne). Je décide de sortir pour prendre plus l’agent. Dès que je sors de la pizzeria, quelqu’un me dit « Hey ». Je marche plus rapidement.
C’est mon premier jour en Amérique. Je suis presque en train de me faire voler. « Hey », la personne répète. Je marche un peu plus rapidement. Au même moment, l’homme m’agrippe. Un policier. Je me sens soulagée. Ok. Au moins, c’est un policier. Mais le soulagement est de courte durée : il me demande si j’ai de la drogue sur moi. Je dis que non. Il fouille mes poches et ne trouve que mon passeport et l’insuffisante somme d’argent que je portais sur moi. « Dégage, je ne veux plus te voir par ici », il me dit. « Mais Monsieur », je dis en pensant rationnellement : « Tu vas me revoir. Je n’ai rien à manger et je vais revenir tout à l’heure quand j’aurai pris plus d’argent ». Il me regarde de nouveau comme si j’étais la personne la plus folle qu’il n’avait jamais rencontré. « Ah oui ? Tu joues à la maline ? » Il me menotte, contrariant son collègue et me fait rentrer dans la voiture. En arrivant au commissariat, ils me fouillent de bas en haut. Il me font écarter les fesses. J’ai dix-neuf ans. J’ai toujours respecté la loi. Je n’avais jamais autant été humiliée de toute ma vie.
Je vais avoir 45 ans cette année.
Si je devais décrire chaque humiliation que j’ai subie à cause de la couleur de ma peau, sur différents continents, et sur le mien d’ailleurs.
Si je devais citer les fouilles aléatoires dans les aéroports, malgré que je sois passée par toutes les étapes de contrôle.
Si.
J’écrirais beaucoup de livres.
C’est un honneur d’éditer en tant qu’éditrice invitée Periferias 6, Race, racisme, territoire et institutions. Si ce que vous avez lu à propos de mes expériences, ci-dessus, ne vous rend pas triste, vous ne vivez pas sur la planète Terre, ou alors, c’est que vous avez choisi l’aveuglement face à ce qui passe avec les personnes noires autour du monde. Que cette édition puisse vous faire ouvrir les yeux et vous faire vous interroger simplement sur le racisme institutionnel qui résulte en les morts de João Pedro Matos Pintos, par la police du Brésil ou de Augustina Arebu, assassinée par le fameux Groupe Spécial Anti-Vol (SARS), au Nigéria, ou Collins Khosa, assassiné dans sa cour par des soldats en Afrique du Sud — mais qu’elle vous fasse, effectivement, travaillé contre le racisme institutionnel.
J’espère aussi que cette édition permette au lecteur non-noir de voir l’intersectionnalité entre l’ethnicité, le racisme, la pauvreté et le territoire. Pour reprendre une des expériences des personnes qui travaillent avec nous dans cette édition, la colombienne Maryuri Mora Grisales raconte son travail à Sur 28. C’est à peine l’un des nombreux textes qui vous attendent dans cette lecture. Faites attention et réfléchissez lorsque Bob Controversista met au défi la gauche brésilienne pour qu’elle soit meilleure à gauche et moins libérale dans Franchement : progressistes et antiracistes pourquoi ne pas élargir le débat ? Retenez votre respiration en sachant ce que vous savez déjà sur le traitement des corps noirs lorsque Nélio descend du bus parce qu’il est suspect dans Berger Allemand, de Utanaan Reis. Si vous ne la connaissez pas encore, qu’elle ouvre vos yeux sur la lutte kurde de Zozan Sima et comprenez l’intersectionnalité de lutter contre le racisme, comme le montre Mariam Barghouti, dans son essai sur la Palestine.
Merdi Mukore, dans son essai, nous montre les parallèles entre le racisme en France et l’ethnocentrisme dans sa République Démocratique du Congo. Dans le conte de Howard Meh-Buh Maximus, deux jeunes de la même région du Cameroun finissent par avoir deux destins différents. On peut également voir comment, de fait, il y a des institutions et des nations qui forcent la narrative du « meilleur noir » (généralement expatrié vivant dans un autre pays), comme la présente Michelle Mashuro, dans son essai sur l’Australie. Il y aussi des institutions gérées par des personnes noires, sous des gouvernements noirs, qui n’auront aucun respect pour leurs citoyens noirs (choisissez n’importe quel pays d’Afrique ou des Caraïbes et vous rencontrerez beaucoup d’histoires de brutalités commises par la police contre des citoyens ou de la corruption corporative du gouvernement sur le dos des citoyens).
En Afrique du Sud, là où je suis née, des activistes non-noirs pour les droits des animaux font beaucoup de bruit à propos des personnes les plus noires de la société qui sacrifient des animaux par conviction spirituelle. Lisez les parallèles à cela avec le racisme dans des manifestations comme celle-ci dans l’interview menée par Silvia Souza avec le juriste très connu Hédio Silva Júnior.
Voir la photographie de la favela Vila Atódrome résistant aux expulsions pour les Jeux Olympiques de 2016 est à crever le cœur, tout comme celle de la tragédie de Brumadinho en 2019. La mémoire congelée en images. Mais cette édition déborde aussi de beauté. L’année dernière, l’exposition Origens #3, le Festival Pangea, a été réalisé virtuellement, présentant des artistes auxquels nous n’aurions peut-être jamais eu accès : Cauã Bertoldo, Ione Maria, Isabella Alves et Cassimano composent cette exposition. Que vous puissiez les revoir dans cette édition de la Revue Periferias, comme une présentation dans laquelle la curatrice nous raconte un peu plus l’exposition. Luana Galoni, nous rappelle, pour nous défier, comme la négritude, c’est l’autre.
À mon amour à la peau noire
mon ami à la peau noire
mon auteur à la peau noire
mon peintre à la peau noire
mon père à la peau noire,
je voudrais juste les rendre père
juste peintre
juste auteur
juste ami
juste amour.
C’est quand je me suis dit : bravo ! Que nous puissions vivre pour voir le moment où nous pourrons simplement être. En attendant, cependant, pour les personnes noires, qui sont et ont toujours été mon public principal, je souhaite que cette édition leur montre la pluridisciplinarité de nos expériences, mais également, où être allés lorsque nous sommes en position de pouvoir. Que nous puissions atteindre ce moment où nous n’aurons plus besoin de constamment nous rabaisser pour ne pas paraître menaçant. Que nous puissions vivre pour voir un monde dans lequel, pour reprendre Martin Luther King, nous, nos filles et nos fils, les filles et les fils de nos filles et de nos fils ne soient pas jugés par la couleur de leur peau, mais plutôt par le contenu de nos caractères. Mais si cela ne se produit pas, que nous sachions que nous avons un monde de frères et sœurs noirs, mais aussi un monde de frères et sœurs non noirs, et que nous faisons partie de ce monde de frères et sœurs noirs et aussi de personnes non noires, qui amplifieront la voix de chacun et de chacune quand une injustice se produira.
Quand l’infatigable éditeur exécutif de Periferias, Daniel Martins, un homme que, il y a un an, je ne connaissais pas, mais qui est devenu un amplificateur et un frère, m’a invité à éditer cette édition, j’ai oui parce que je l’apprécie. Aujourd’hui, je me sens honorée d’avoir édité Periferias 6 en tant qu’éditrice invitée, parce que cela m’a ouvert un peu plus les yeux sur les similarités de nos expériences. Et mes yeux ont été capables de s’ouvrir un peu plus, et j'espère que cela vous arrivera également, parce que l’équipe de traductrices et de traducteurs qui ont traduit en français, portugais, espagnol et anglais est brillante. Pour que des personnes qui ne parlent qu’une seule de ces langues puissent tout comprendre : Ana Rivas, Déborah Spatz, Edmund Ruge, Gabriela de Sousa, Jackson Schimidiek, Jemima Alves, João Calixto, Karla Rodrigues, Karolina Mendes, Laura Faria, Lemuel Robinson, María Ortiz, Mariana Costa, Rane Souza, Stephanie Reist et Tainá Almeida. S’il y a une certaine monotonie dans les mots, Juliana Barbosa la brise magnifiquement avec ses illustrations et ses collages. Le choix des images a été fait avec l’aide essentielle de Felipe Moulin, alors que Paloma Calado a diagrammé avec soin l’interview, les essais, les contes, la poésie, la photographie et l’art dans les quatre éditions tradutuires.
Thank you, Gracias, Merci, Obrigada à toutes les personnes de cette équipe pour leur excellent travail.
Et pour vous, lectrices, lecteurs, lisez, regardez et réfléchissez. Cette magnifique édition, que vous puissiez être un humain différent, déterminée et déterminé à changer le monde dans lequel vous vivez en n’importe quelle petit dimension, pour une justice sociale et raciale meilleure. Comme quelqu’un qui contribuerait à cette édition.
A luta continua.
Solidairement,
Zukiswa Wanner
La Revue Periferias est une réalisation de UNIperiferias et de la Fondation Tide Setubal, qui remercient les autrices et les auteurs qui participent à cette édition, ainsi que les partenaires de la Revue : Itaú Social, Instituto Unibanco, Fundação Heinrich Böll, Observatório de Favelas, Afrolit Sans Frontieres, Oxfam Brasil, Instituto Pensamento e Ações em Defesa da Democracia — IPAD, Global Grace, Universidade de Dundee, Centro de Estudos Sociais de Coimbra, et MIDEQ — Centre consacré aux migrations, inégalités et développement au sein des pays du Sud.
La Revue Periferias remercie, également, a Maryuri Grisales, Saulo Padilha, Letícia Coelho, Festival Pangeia e Exposição Origens, Hugo Dourado et Bira Carvalho pour leur contribution au développement de cette édition.