Si je parviens à mourir de vieillesse, c’est déjà très bien
Fin du monde, race et territoire dans Ar Condicionado, filme de Fradique
Luis Felipe Gómez Lomelí
| Mexique | L'Angola |
avril 2021
traduit par Déborah Spatz
Résumé
Les sociétés hégémoniques dépendent de la mise en scène du contrôle de l’environnement pour exercer, de fait, le pouvoir sur les corps radicalisés et subalternalisés sur un territoire donné. Cette mise en scène demande à la fois un discours et une territorialisation qui sépare les externalités négatives des positivités, mais qui s’effondre lorsqu’une catastrophe réelle ou imaginaire est aperçue. Ensuite, les assemblages imbriqués des territoires et des scénarios cachés des différents acteurs sociaux sont révélés. Cet article analysera ce dévoilement, qui fait écho aux discours mis en scène sur le réchauffement climatique, à travers le long métrage angolais 2020, Ar Condicionado [Climatisation], de Fradique. Là où une pandémie imaginaire ravage le pays: la chute des climatiseurs.
Mots clés: Anthropocène, climatisation, Angola, écocritisme, Frafique, santé, race, territorisalisation
Mourir de vieillesse, de vieillesse, mourir au-delà de l’espérance de vie moyenne pour les êtres humains dans le monde, est un privilège de certains. Mourir au-delà de l’espérance de vie moyenne dont jouissent les habitants des quartiers les plus privilégiés des pays les plus riches est une illusion. Selon l’OMS, en 2016, l’espérance de vie moyenne mondiale était de 72 ans et, en Afrique, de 61,2 ans1 https://www.who.int/gho/mortality_burden_disease/life_tables/situation_trends_text/en/.. Cependant aux États-Unis, dans la ville de Boston, l’espérance de vie dans le quartier de Back Bay — quartier principalement blanc — était de 90 ans, alors qu’à Roxbury, quartier dont plus de 90% de la population est racialisée selon le classement américain2 U.S. Census Bureau, “American Community Survey, 2007-2011Estimate: Roxbury”, consulté le 20 octobre 2020, https//bostonplans.org/getattchment/60eb2dc7-61dc-4edc-b608-effba2ec54d0/ — elle était de moins de 59 ans3Galea, “Health and the City”, consulté le 10 juin 2020, http://www.bu.edu/sph/2015/03/08/health-and-the-city/ .. Roxbury était, ainsi, plus éloignée de ses villes voisines que des habitants de la République de Centrafrique : le pays dont l’espérance de vie est la plus faible au monde, 53,3 ans4 https://ourworldindata.org/life-expectancy. Cinq ans d’intervalle, c’est partager le même avenir. Plus de 30, vivre dans des mondes différents. Et dans ce moment, il y a plus d’1,4 milliards d’être humains qui souffrent de faim chronique5 Voir le travail monumental : Caparrós, Martín, Hunger: The oldest problem, Brooklyn et Londres, Melville House, 2020, p. 351. .
Le trinôme race-santé-territoire est indissociable. Non pas pour des raisons ontologiques mais pour un système dans lequel les externalités, tant économiques qu’environnementales, se limitent à des lieux précis et sont incarnés dans des populations déterminées. La quintessence de cette disparité territoriale est apparue en 1945 avec la prolifération de la consommations ethnospécifiques de climatiseurs: une micro-territorialisation des externalités positives (air frais dans un appartement) et une massification des externalités négatives (gaz à effet de serre).
Le discours hégémonique actuel à propos de l’anthropocène ne vient pas seulement des lieux privilégiés d’énonciation, il est validé de manière socio-endogame, mais il agit également comme un acte de discours construisant des « réalités universelles » qui sont, par la suite, reproduites par des membres de société subalternalisées6La fin de la « l’acte de parole » vient de la théorie de la performance, voir Schechner, Richard, Performace Studies: An Introduction, Londres y Nueva York, Routledge, 2013. Yusoff, Kathryn, A Billion Black Anthropocenes or None, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2018 sera également utilisé pour la perspective de l’anthropocène à partir des corps racialisés, pour les concepts de « résistance », « libreto oculte » et « libreto publique » Scott, James C., Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990; pour le concept d’ « assimilé » Cabral, Amílcar, “Libertação nacional e cultura,” en Cultura em tempos de libertação nacional e revolução social: Amílcar Cabral, Samora Machel e Mário de Andrade, org. Marco Mondaini, Recife, Editora UFPE, 2016 y, pour le concept de “cool” Hind, Emily, Dude Lit: Mexican Men Writing and Performing Competence, 1955-2012, Tucson, The University of Arizona Press, 2019, pp. 146-180.. Ainsi, de quoi parle-t-on lorsqu'on parle de « fin du monde » ? Comment les territoires sont-ils divisés dans le discours institutionnel ? Comment se manifestent, d’un côté, les résistances des corps racialisés et, d’un autre, la collusion de ce qui est assimilé comme étant cool dans ce scénario ? Ar Condicionado (2020), le film angolais mis en ligne lors du quatrième mois de la pandémie de Covid-19, présent quelques réponses. Dans celui-ci Matacedo affirme : « Si, au moins, je parviens à mourir de vieillesse, c’est déjà 'très bien’. »7« Si je parviens au moins à mourrir de vieillesse, c’est déjà très bien », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado , dirigé par Fradique, produit par Geração 80, 2020. Étude disponible en ligne sur la chaîne You Tube We Are One: A Global Film Festival, du 6 au 16 de juin 2020: youtube.com/cannel/UChMc3c7Xvv6ol1Zv47Ja39A. Toutes les traductions leur sont propres, sauf le contraire étant signalé.
Comme quelque chose de géolocalisé, la guerre ou la faim, la fin du monde pour la minorité signifie quelque chose de différent que pour la grande majorité: les privilégiés sont les premiers à partir quand il y a une « fin du monde » ponctuelle. Mieux encore, il n’étaient même pas là, comme dans le cas des projets extractivistes ou dans la mise à disposition d’aéroports, de décharges, etc… C’est ce que l’on appelle le racisme environnemental, dans le jargon environnemental8 Pour la classification et l’explication des différents mouvements environnementaux, incluant le racisme environnemental, voir Merchant Carolyn, Radical Ecology: The Search for a Livable World, Nueva York, Routledge, 1992.. C'est pour cela que dans le discours hégémonique à propos du changement climatique, on parle beaucoup d’une fin du monde apocalyptique, pour en faire un problème pour « l’humanité ». Chakrabarty a dit: « there are no lifeboats here for the rich and the privileged … witness the drought in Australia or recent fires in the wealthy neighbourhoods in California »9 « Ici, il n’y a pas de canots de sauvetages pour les riches et les privilégiés… témoins de la sécheresse en Australie ou des récents incendies dans les quartiers riches de Californie » Chakrabarty, Dipesh, “The climate of history: Four Theses”, Critical inquiry, Vol. 35, No. 2, 2009, p. 219.
Evidemment, s’il y a un cataclysme mondial, comme la météorite qui s’est écrasée à Chicxulub, il n’y aura pas de canots de sauvetage (le considéré comme un film de Titanic est significatif), mais avant que cela n’arrive, l’idée de la fin du monde qui a moins à voir avec un cataclysme et plus, comme le dit Siskind, avec la dépendance « we havesuppossedly stable notion of ‘world’ [con] the world understood as the symbolic structure that used to sustain humanistic imaginaries of universal emancipation, equality and justice»10 « à une notion supposément stable du monde » [avec] le monde compris comme la structure symbolique qui soutenait les imaginations humanistes d’émancipation universelle, d’égalité et de justice » "Towards a cosmopolitanism of loss: an essay about the end of the world." en Siskind. World Literature, Cosmopolitanism, Globality, Eds. Müller, Gesine y Mariano, Vol. 4., Berlín y Boston, Walter de Gruyter GmbH, 2019, p. 206..
Cette notion stable du « monde », cette structure symbolique soutenue par l’exploitation de la nature ainsi que des corps des personnes subalternalisées (reléguées dans la catégorie des « inhumains », comme le cite Yusoff)11 “Inhumano”, Yusoff, A Billion Black Anthropocenes, 65, et qui à son tour soutient l’imaginaire prétendument humaniste « the mansión of modern freedoms stands on an ever-expanding base of fossil-fuel use», dit Chakrabarty, sans ironie12 « le manoir des libertés modernes se tient sur une base sans cesse croissante d’utilisation des combustibles fossiles, Chakrabarty, Climate of history, 208.) est celui qui peut en finir avec la majorité privilégiée. C’est la fin de votre monde.
L’importance de traiter cette distinction est que la plus grande dévastation de la planète n’est pas causée par « l’humanité » mais par les minorités privilégiées13 Il y a beaucoup travaux à propos de la différence de consommation et d’impact écologique des divers secteurs de la société. Pour une analyse à partir de l’économie et de l’écologie, consulter Martínez Alier, Joan, El ecologismo de los pobres, Barcelona, Icaria Antrazyt-FLACSO, 2004. Pour jeter un coup d’œil rapide et informatif: https://en.wikipedia.org/wiki/Ecological_footprint. Pour avoir un exemple plus peut-être plus à propos de la pandemia de Covid-19, la relation entre la déforestation environnementale, le territoire et la santé, voir: Vidal, John, “Destroyed Habitat Creates the Perfect Conditions for Coronavirus to Emerge”, Scientific American, consulte le 22 mai 2020, https://www.scientificamerican.com/article/destroyed-habitat-creates-the-perfect-conditions-for-coronavirus-to-emerge/. Et ce sont elles qui établissent les paramètres performance et articulent un discours public qui incite à la peur. Ces minorités qui jouent la double carte du macho cool : ceux qui « étaient des barbares » sont maintenant présentés comme étant « civilisés »14 Pour le terme « performance » voir, Shechner, Performance Studies, 123; ce concept pour les questions environnementales est analogue à la construction des faits dans Latour, Bruno, Ciencia em ação: como seguir cientistas e engenheiros sociedade fora, São Paulo, UNESP, 2000. Pour la distinction entre discours ou libreto public et privé, voir Scott, Domination and the Arts of Resistance, 1-69. Pour le concept de « coolness », dans performance de genre, voir Hind, Dude Lit, 146-180.. Ce qui précède est clair dans Chakrabarty: « Le changement climatique est une conséquence involontaire des actions humains et montre, seulement après analyse scientifique, les effets de nos actions en tant qu’espèce… Cela appelle à une approche globale »15 « Le changement climatique est la conséquence inespérée des actions humaines et montre, seulement à travers l’analyse scientifique, les effets de nos actions en tant qu’espèce… Il faut une action globale », Chakrabarty, Climate of history, 219..
Il s’agit d’une perspective édulcorée (« conséquence inespérée »), de partage de blâme (« les effets de nos actions en tant qu’espèce »), hiérarchique (« nous ne l’avons réalisée qu’à travers des analyses scientifiques ») et de partage de responsabilités (« une action globale est nécessaire »), mais dans quelle mesure tente-t-on de sauver l’humanité ou à quel point cherche-t-on à maintenir la stabilité du « monde » d’une minorité ? De plus, étant donné que ce discours affecte la performance de la majorité et des assimilés — dans les deux versions d’Amílcar Cabral : ceux qui aspirent à être comme le patron et qui prennent les outils de l’oppresseur pour subvertir le système — quelles sont les margent de résistance possibles ?16J’utiliserai le terme de Cabral en portugais pour souligner la différente avec l’usage familier du mot en espagnol: Cabral, “Libertação nacional e cultura”, 76. Ce terme est important parce qu’il indique les deux versions de l’assimilé, contrairement au terme familier « malincista » mexicain ou du terme « comprador » de Ngūgī, qui se réfère uniquement à ceux qui aspirent uniquement à être le patron. Voir Ngūgī wa Thiong’o, Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature, Oxford y Nairobi, James Curry Heinemann, 1986..
Ces questions sont implicitement posées dans Ar condicionado (2020), un long métrage dirigé par Mario Bastos, alias Fradique, où il aborde une nécessité créée, récente, celle de la climatisation. Les climatiseurs/chauffage (AC/C) définissent une territorialisation atmosphérique qui peut être minuscule comme un appartement ou immense comme un centre commercial. Elle peut également être imaginée comme un réseau de nœuds — par université, par quartier, par pays — avec deux populations différentes puisque la conception implique une ségrégation pour minimiser les échanges thermodynamiques: ceux qui sont à l’intérieur (les minorités mondialement privilégiées) et ceux qui se trouvent à l’extérieur. La « nécessité » des AC/C est également la cause de la plus forte consommation domestique d’électricité du monde17 Les chiffres varient d’une société à l’autre, mais les pics de consommation domestique d’électricité dans les sociétés habituées à l’utilisation généralisée de la climatisation et de systèmes de chauffage — c’est-à-dire les sociétés riches — sont toujours au cours du mois le plus froid de l’hiver et pendant celui le plus chaud de l’été Pour le cas du Japon, par exemple, voir Honjo, Keita et al “Dynamic lienear modeling of monthly electricity demand in Japan: Time variation of electricity conservation effect”, PloS one, vol. 13, no. 4, 2018.. Et la production d’électricité est l’une des industrie qui contribue le plus à la production de gaz à effet de serre18 Voir les documents du IPCC sur www.ipcc.ch y; celui du IGBP, sur www.igbp.net. . Alors, que se passerait-il si une « pandémie » qui ferait tomber ces gadgets des murs se répandait à travers le pays.
C’est ainsi que commence Ar condicionado. Après le générique initial, ar [air] est définit (« 1. Fluido que envolve a Terra . . . 5. Aparência, aspecto. 6. Modo »)19 « 1. Fluide qui entoure la Terre… 5. Apparence, aspect. 6. Mode », condicionado [conditionné] (« 1. Tornar dependente de condição. 2. Pôr condições a. 3. Acondicionar »)20« 1. Rendre dépendant de la condition. 2. Poser des conditions à. 3. Climatiser » et enfin, le climatiseur en tant qu’appel. Les significations 5 et 6 de l’air, ainsi que celle du conditionnement implique une relecture de la définition du dispositif à partir de la dépendance récursive qui implique une volonté de fixer des conditions, ou de contrôler la nature, et un besoin de sembler contrôler cela afin de maintenir un « mode » ou une certaine forme de comportement chez certains groupes de personnes.
Après les définitions, sur un fond noir, la voix off d’un commentateur de radio indique qu'il est sept heure du matin et on voit ensuite, en premier plan, Zézinha assise dans les transports en commun sans climatisation tandis que la voix off parle de « aumento de mortos por causa do calor » dans tout le pays et de l’effondrement des « ar condicionados », que l’Association Angolaise de Réfrigération, de Climatisation, de Chauffage et de Ventilation a appelé le gouvernement à résoudre « este mistério » car un complot chinois qui vend des ventilateurs est suspecté21 « l'augmentation du nombre de mots à cause de la chaleur », « climatiseurs », « ce mystère », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado.. Zézinha arrive alors à sa destination, presque au coin de la Rue Major Kanhangulo et de la Calçada Comandante Veneno, près de la rue Rainha Ginga — ou Rainha Njinga —, d’où pratiquement tout le film a été tourné22Les rues qui ont constitué le décor peur être « vues » confortablement à partir de chez soi, sur Google Maps, Google Earth et d’autres plates-formes de cartographie numérique. .
On se trouve dans le centre de Luanda, à quelques pas du Ministère des Relations Etrangères et de la Fondation Agostinho Neto, c’est un quartier riche et en changement, témoin de l’ancien Luanda, avec les édifices « portugais » et du nouveau Luanda avec les bâtiments élevés par des grues métalliques. On suit les traces de Zezinha dans un plan séquence qui commence lorsqu’elle ouvre la porte de la camionnette et se termine avec elle, devant un bâtiment aux murs plein de climatiseurs, tandis que la voix off affirme que l’équilibre d’hier consiste en « uma pessoa [que] morreu, três pessoas ficaram feridas e um carro de marca Toyota Lexus estacionado... »23« une personne [qui] est morte, trois personnes ont été blessées et une voiture de la marque Toyota Lexus garée... » Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado. qui a été affecté. Tout cela à cause de la chute des AC. Plan: Zézinha et Matacedo, le gardien de l’immeuble dans lequel Zézinha travaille, ils sont en train de prendre le train dans la buanderie. Zézinha parle de l’air « réel », du vent de la mer qui lui rappelle son père, quand son téléphone sonne et que la voix en colère de son patron se fait entendre, lui demandant pourquoi son climatiseur ne fonctionne toujours pas. Il raccroche. Elle demande à Matacedo s’il est déjà allé chez Madame Ana pour présenter ses condoléances après l’enterrement, il répond que non et elle le presse d’y aller.
En moins de huit minutes, les pôles de la satire et le point de vue sont déjà clairs. Le point de départ consiste à repenser ce que signifie « air conditionné » pour l’encadrer dans le désir et le contrôle de l’apparence. Nous continuons avec la présentation du discours hégémonique qui se pose comme un thème qui devrait être important pour tous, puis nous nous concentrons sur un groupe particulier et nous invisibilisons les victimes corporelles, qui n’ont pas de nom, mais nous soulignons la marque de la voiture de luxe qui a été endommagé.
Le point de vue se concentrera sur Zézinha, qui travaille en tant que domestique depuis qu’elle a été déplacée et sur Matacedo, un homme d’âge mûr souffrant de problèmes d’audition en raison d’un accident de guerre (parfois, il ne peut ni entendre, ni dormir), qui porte un uniforme, mais pas d’armes et c’est lui même qui fait les réparations domestiques, qui portent les sacs de courses pour les locataires. Nous les suivrons tous les deux en essayant de suivre les ordres du Dr. Nok, dont les climatiseur n’est pas (encore) tombé, mais qui a arrêté de fonctionner et qui l’a fait réparer.
Le film ne montre pas seulement le luxe et la souffrance de la classe supérieure pour avoir perdu leurs climatiseurs, leur fin du monde. Nous assistons plutôt à la perspective de Matacedo et de Zézinha — leur territoire, la salle d’échecs, la cour dans laquelle se trouve les générateurs des climatiseurs — nous les voyons vivre, principalement pour Matacedo — prendre son bain, bavarder, aller avec une autre domestique qui lui garde de la nourriture que ses employeurs ont laissé et que Macedo partage avec ses amis pendant qu’ils jouent aux dames anglaises sur le trottoir.
Ce n’est pas le quotidien que le patron imagine — et c’est quelque chose qu’on voit dans plusieurs films qui romantisent le service, de Automne en emporte le vent (1939, de Victor Fleming, à Roma (2019), d’Alfonso Cuarón — ceux qui travaillent sans repos. Au lieu de ça, il montre ce qui est caché derrière « le scénario caché » qui accompagne toujours le discours public : les stratégies de résistance à travers des petits mensonges, la disparition du regard qui surveille pour jouer avec des amis.
C’est avec cette même économie narrative que la classe privilégiée est décrite : le Dr Nok arrive et demande « esta merda já não está pronta? », Zézinha et Matacedo commencent à répondre et il les interrompt en disant : « eu não quero saber se está tudo a cair ou não. O meu não cai... Aqui mando eu. Fui claro? »24 « Cette merde n’est pas encore prête ? … Je ne veux pas savoir si tout est en train de tomber. Le mien ne va pas tomber… Ici, c’est moi qui commande. J’ai été assez clair ? », Fradique et Era Claver, Ar Condicionado.. L’idéologie et la performance sont claires : c’est un homme qui a du pouvoir, obsédé par le contrôle de son environnement animé et inanimé, un individualiste pour qui rien de ce qui se passe dans le reste du monde n’a d’importance parce qu’il à l’illusion que « ici », dans son monde, c’est lui qui commande. Du point de vue de Hind, c’est un homme cool, car il est capable non seulement de dire des bêtises, mais aussi d’affirmer des absurdités sans perdre le statut civilisateur de son titre: c’est un « docteur ». Dans l’approche de Cabral, le Dr Nok représente cette élite assimilée qui a adopté les manières et les nécessités de l’élite mondiale : il doit continuer à avoir la climatisation même si toutes s’effondrent ou si le réchauffement climatique se poursuit.
La panique des classes aisées n’est évoquée que par les voix de la radio et de la télévision. Celles-ci disent que la première étape pour résoudre le problème est de « faire renoncer le gouvernement », le démanteler et de remplacer tous les climatiseurs ainsi que de créer « une politique sociale qui soit alignée avec les conditions climatiques de notre pays », qu’il suffit d’importer des « modèles étrangers »25« faire démissionner le gouvernement… une politique sociale qui soit alignée avec les conditions climatiques de notre pays… modèles étrangers », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado.. Ils insistent sur le fait que, bien que nous soyons « na época mais fria do ano », la quantité de morts continue d’augmenter26« La période la plus froide de l’année », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado.. Aucun mort n’a de nom, aucun d’entre eux n'est mort de chaleur, mais « do país estão em alerta » et une commission d’une vingtaine de spécialistes est créée pour enquêter sur la chute des « ar condicionados e controlar a ola de calor »27 « Les dix-huit provinces sont en alerte… des climatiseurs et contrôler la vague de chaleur », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado.. Une autre voix de femme à la radio dit : « Boa tarde, vizinha, o que é que você faz sentada frente a minha porta? »28« Bonjour voisine, qu’est-ce que tu fais assises devant ma porte ? », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado. La voisine est là, prenant l’air frais qui sort des interstices de la porte parce que chez elle, c’est « um forno »29« Un four », Fradique et Ery Claver, Ar Condicionado. Ensuite, on découvre que ce n’est pas un dialogue spontané mais plutôt une publicité commerciale: « diga adeus ao calor da sua casa »30 « Dites adieu à la chaleur de votre maison », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado..
Les voix de la radio et de la télévision soulignent, ainsi, l’idéologie et la performance des classes privilégiées exprimées dans le personnage du Dr Nok : 1) la catastrophe de quelques-uns devient une alerte nationale, malgré les conditions environnementales les plus favorable de l’année, le cacimbo, 2) si le gouvernement ne peut pas maintenir la stabilité des classes privilégies alors, il faut le faire renoncer, 3) ceux qui sont exclus des micro-territoires sans climatisations sont ridiculisés et 4) l’appropriation du discours contestataire est mise en scène en protestant, en soulignant le rejet des modèles étrangers et en affirmant qu’il faudra chercher à contrôler la « ola de calor » avec des politiques sociales.
Matacedo et Zézinha se déplacent sur des territoires sans climatiseurs, là où les personnes semblent mourir de chaleur. Ainsi, nous assistons à l’incrédulité de la majorité face à la panique des riches, « nesta terra prometida [onde] todos os pecadores são santos »31« Sur cette terre promise [où] tous les pêcheurs sont des saints », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. Cette différence de chute est accentuée quand Matacedo et Zézinha récupèrent le climatiseur du Dr Nok dans l’atelier de Cota Mino, un électricien qui extrait des souvenirs humains des climatiseurs et les enregistre sur des cassettes vidéos32Pour consulter le vocabulaire angolais, comme « cacimbo » et « cota », voir : https://dicionarioegramatica.com.br/publicacoes-fixas/palavras-de-angola/ . Macedo dit : « aqui dentro estão nossas memórias »33« Là-dedans se trouvent nos souvenirs. », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. Mais en voyant les images des personnes privilégiées, qui mangent de la viande, elle répond: « nossas com que ? », notre quartier ne dispose pas de climatiseurs34 « Lesquels sont les nôtres ? », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. Cota Mino explique qu’avant que nos souvenirs ne tombaient dans les arbres, comme les fruits, mais maintenant, seuls les climatiseurs tombent: c’est pourquoi il n’y a que ça.
Le tournant fantastique continue durant quelques minutes lorsque Mino explique que dans sa machine « nenhuma de nossas memórias ficará de fora »: dans une pièce se trouve le squelette de la jeep militaire sans moteur, avec des câbles et des plantes partout — « as últimas da vida de », il affirme et conclut : si quelque chose ne va pas bien, nous avons les plantes35 « Aucune de nos mémoires restera en dehors… les dernières de la ville », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. On entend l’hymne national de l'Angola et la climatisation de la jeep se met en marche. Mais celle-ci ne fonctionne que durant un moment, pendant lequel Matacedo parvient enfin à dormir et à se souvenir et à voir d’autres moments de la ville et la musique dit « sonho para não esquecer », jusqu’à ce que Zézinha le réveille parce que c’est une folie, une stupidité, ils placent le climatiseur du patron dans un chariot de supermarché et patient ensemble après que Cota Mino donne à Matacedo une graine de casuarina, comme un trésor36« Je rêve pour ne pas oublier », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado..
Ici, on voit l’autre aspect de ce qui est assimilé, dans le personnage de cota Mino, qui utilise les outils stratégiques pour essayer de l’inverser et de construire une machine qui contient tous nos souvenirs, les souvenirs d’avant génocide, pas seulement ceux des classes privilégiées qu’ils ont propulsées et dont ils ont profité. Aussi, à travers les inquisitions de Zézinha, comme la suspension du tour de magie, la pratique d’appropriation réalisée par le discours hégémonique est soulignée : l’avenir des classes supérieures est aussi ton avenir, l’anthropocène est notre faute à tous. Et, à son ton tour, nous invite à accepter la demande que Kathryn Yusoff dès le titre de son livre, A Billion Black Anthropocenes or none : l’histoire du monde, comprenant « l’histoire » comme « histoire de l’environnement », ne peut se réduire à celle de la minorité écocidaire.
Cependant quand le film semble prendre le virage sérieux de la critique sociale des classes supérieures, quand Zézinha finalement parvient à convaincre Matacedo d’aller à la maison de Madame Ana, pour l’enterrement et qu’il dit que la douleur de Madame Ana est sa douleur, qu’il sait ce qu’elle a perdu — contrairement à ces gens des quartiers riches —, et Zézinha insiste sur le fait qu’ils ne devraient pas y aller « causa desse corpo frio» mais plutôt « vamos por nós, por nossa causa », nous assistons donc à l’un des derniers rebondissements de la satire: l’enterrement celui d’un climatiseur qui a cessé de fonctionner, et il y a des photos de la machine sur de petits autels avec des bougies allumées et trois femmes pleures devant le « cercueil » de l’appareil37« pour ce corps froid… allons-y pour nous, à cause de nous », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. Matacedo ne pleure pas, il n’est pas non plus affligé.
Ainsi, Ar condicionado ne se contente pas seulement de problématiser — et de faire la satire — l’idée de fin du monde pour la majorité privilégiée à travers le regard incrédule de la majorité pour qui ce besoin a été créé — la climatisation — est une illusion. Mais cela montre aussi à quel point ce besoin est également le désir de millions de personnes. Avoir un climatiseur, comme métaphore pour faire partie de l’élite et d’adopter ses codes, c’est précisément la crainte de Cabral face au danger que les mouvements de libération nationale soit cooptés par la minorité assimilée : cette histoire se répèterait tant qu’il n’y aurait pas d’autres histoires à raconter.
Pour les minorités, représentées par le Dr. Nok, cette fin du monde implique la perte d’un mode de vie (de leur imaginaire humaniste?) et le malaise causé par la possibilité de perdre le contrôle de l’environnement, incluant les êtres humains et non humains: « aqui mando eu ». Cette peur affecte directement le discours progressiste et positiviste que nous retrouvons dans les débats à propos du réchauffement climatique : les meilleures gestions environnementales doivent venir du groupe ethnospécifique des pays privilégiés et, plus particulièrement, de certains micro-territoires climatisés artificiellement : université, bureaux d’entreprises… Un discours qui, comme le Dr Nok, peut utiliser des termes techniques contradictoires comme « le développement durable » car il est plus simple d’exprimer des absurdités et de rester cool que d’accepter l’idée hégémonique du « développement » pose le même problème que celui auquel nous sommes confronté38 Cette peur, à la fois de perdre le contrôle du discours comme de perdre le monde de vie auquel on est habitué et de devoir faire face à l’immense majorité des personnes (par exemple, laver la vaisselle) a également été présente dans la couverture de la pandémie de Covid-19, dans les médias ethno-spécifiques privilégiés. Voir, par exemple, des titres comme celui de Wittenberg-Cox, Aviva, « What Do Countries with the Best Coronavirus Responses Have in Common? Women Leaders », consulté le 10 juin 2020, https://www.forbes.com/sites/avivahwittenbergcox/2020/04/13/what-do-countries-with-the-best-coronavirus-reponses-have-in-common-women-leaders/#12c5c9b13dec, celui-ci de Bremmer, Ian, “The Best Responses to COVID-19 Pandemic”, consulté le 14 juin 2020, , https://time.com/5851633/best-global-responses-covid-19/, et celui-ci de Carras, Christi « Cómo los ricos y famosos están lidiando con la pandemia de Coronavirus », consulté le 14 juin 2020, https://www.latimes.com/espanol/entretenimiento/articulo/2020-03-15/como-los-ricos-y-famosos-estan-lidiando-con-la-pandemia-de-coronavirus .
La fraternité de la minorité privilégiée se masque par la rhétorique: son problème se présente comme quelque chose qui nous concerne tous et nous affecte de la même manière. En tant qu’acte de parole, le discours médiatique et institutionnel établit l’existence du problème comme « ceux qui ont été tués par vague de chaleur ». La valeur de chaleur existe alors, même si c’est la période la plus froide de l’année et que les décès ne sont pas liés à elle. Ainsi, en établissant qui sont les victimes et ceux qui n’ont pas de nom, cela implique que ceux qui n’ont pas de climatiseurs ne font pas partie du monde qui importe, de la race qui importe et ne mérite pas l’attention des institutions. Pire encore : ils devraient se sentir privilégiés et se sacrifier, régler le problème du patron.
Mais pour les minorités — qui n’ont accès aux avantages de la climatisation que sur leurs lieux de travail, s’en tenant à la porte du voisin, ou comme Madame Anna, économisent pendant des années — cette fin du monde est la fin de l’avenir, des rêves du progrès économique que l’ont peut voir dans les tours qui se construisent dans le « nouveau Luanda ». Face au désastre d’un futur impossible, cota Mino se réfugie dans les archives des souvenirs et des plantes. Zézinha, résignée: « meu maior medo era morrer afogada nos meus próprios sonhos »39 « Ma plus grande peur était de mourrir noyée dans mes propres rêves », Fradique et Ery Claver, Ar condicionado.. Et Matacedo, dans un simple espoir: « se eu pelo menos conseguir morrer de idade, já ‘tá’ bom »40 « Si je parviens à mourir de vieillesse, c’est déjà bien » Fradique et Ery Claver, Ar condicionado..
Mourir de vieillesse, à cause de l’âge, c’est l’antithèse de la fin du monde. Pas à 90 ans à Back Bay, à Boston, et même pas à 72 ans, qui est la moyenne mondiale. Mourir de vieillesse, à cause de l’âge est un privilège étranger aux mille-quatre-cent millions de personnes qui ne peut pas manger le minimum nécessaire, à ces résidents du quartier de Roxbury, à Boston, quelque chose d’étranger pour les soi-disant travailleurs essentiels et aussi étranger pour tous les habitants de tous ces endroits du monde où s’installe l’économie extractiviste dont les bénéfices vont vers d’autres endroits : les villes avec de grands développements. Mourir de vieillesse est le privilège de la minorité cool. Cette minorité que Caparrós accuse en disant qu’ils utilisent « l’humanité d’un une manière que la culpabilité [cela leur suffit] puisse envoyer des sacs de céréales, non pas pour se priver de gagner beaucoup d’argent, pas pour chercher la vraie fin du problème »41Caparrós, Hunger, p. 363. La traduction en espagnol, de l’original, m’a été rendue disponible par l’auteur via courrier électronique, le 10 juin 2020..
Dans le meilleur des cas, comme l’a dit Ramón López Castro, pour les vastes majorités racialisées du monde, « la fin du monde est toujours présente »42 Ramón López Castro, vidéo-conférence privée du Conservatoire de Science fICTION, le 22 mai 2020.. Ou pire, la fin du monde a déjà traversé nos territoires et nous sommes déjà nés dans un monde post-apocalyptique.
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Luis Felipe Gómez Lomelí | Mexique |
Docteur en philosophie de la science et candidat à doctorant en littérature. Université de Kansas, Département Espagnol et Portugais. Lawrence, Kansas, EE.UU.
lomeli@ku.edu