1342 Belvedere
R. Kihara Odanga
| Kenya | USA |
mars 2021
traduit par Déborah Spatz
Je veux dire trois choses rapidement et puis, je me tais, parce que les gens qui vivent de l’autre côté de la rue ont une arme, parce que Dieu n’a rien à me dire, parce que cet endroit essaie de m’écorcher. Et je suis donc fatigué. Fatigué de la fatigue que j’ai développé en moi à cause de ces trois choses. Fatigué d’attendre — le poids de l’attente que toute cette inquiétude s’apaise est énorme et je dois trouver une manière de me tenir au-dessus de tout avant que cela ne prenne le dessus. Parce que quelque part, partout dans ma tête, ces choses-là : ces trois-là, courent comme des rats dans une cuisine sombre, parfois même s’entrechoquant les uns contre les autres et en me faisant hurler d’une angoisse incontrôlable, et d’une peur des plus étranges. Se moquer de la paix. Maintenant chaque chanson que je laisse danser sur ma langue, entre le palais et mes lèvres, chaque ton que je fredonne est un hymne à la peur.
Les personnes de l’autre côté de la rue ont une arme. Je ne l’ai jamais vue. Depuis les quelques mois où je vis ici, au 1342, Belvedere Avenue, je ne l’ai jamais vue, et personne ne m’a jamais dit qu’il la possédait. Je n’en suis pas certain, et pourtant, je sais que c’est vrai. Le petit garçon aux cheveux blonds, qui aime se débattre sauvagement dans la piscine gonflable que son père; grisonnant, rempli dans la cour avant l’été : il le caresse probablement tous les jours à midi. Il le tient probablement entre ses petites mains, à la jointure rose, de la même manière qu’il tiendrait un crayon à un autre moment. Il la pointe contre le mur — l’arme, ou vers ses jouets, Captain America, Ironman, Kevin le Minion, Spiderman. « Pan ! Pan ! » Il tire sur Black Panther. Tuer le roi.
La petite fille à la robe bleue, qui danse entre les bulles que sa mère souffle dans une bouteille savonneuse, elle a probablement invité l’arme à ses goûters. Et elle est assise là, en tête de table, près de Barbie, Elsa la Reine et toute la vaisselle en plastique, lourde et inflexible. Et elle sirote du thé avec elle. La femme aux tâches de rousseur et impatiente qui s’assied sur le porche, je suppose qu’elle tient l’arme tous les soirs entre ses mains; avant de faire la vaisselle, confiante, elle sèche l’arme, avec un torchon humide. Ensuite les assiettes, les fourchettes, le presse-purée, les verres à vin. Et durant les nuits où son mari grisonnant est absent, je suis certaine qu’elle la prend entre ses mains avant de dormir, qu’elle la glisse sous l’oreiller en coton et se couche au lit avec elle, posée, sous sa tête : un appui-tête. L’homme, il caresse l’arme, plus que sa femme aux taches de rousseur, il l’amène à son visage, près de ses tempes grisonnantes et plisse l’œil, tout en regardant son canon dans le sens de la longueur. C’est l’une de ses nombreuses confidences, il la tient donc — avec amour.
Je n’ai jamais vu l’arme. Mais cela ne signifie pas que je peux marcher le long du trottoir devant leur maison, devant le 1342, Belvedere Avenue. Il se pourrait bien que ça soit la première et la dernière fois que je le voie, ça sera après qu’il ait regardé ma vie avec violence sans importance et que je me sois allongé sur le sol cramoisi, le tarmac autour de moi. Je ne marche donc pas de ce côté de la rue. Et lorsque je m’assois dehors, au soleil, et que le garçon chahute dans la piscine, la fille couine de joie, la mère le réprimande et l’homme grogne, je ne lève pas les yeux sur eux. Même si je retrouve mes yeux se balader dans leur direction, je ne les laisse pas s’y attarder. Parce que, qui voudrait regarder dans les yeux, un peuple avec une arme pendant trop longtemps ?
Dieu n’a rien à me dire. Il a beaucoup d'explications à donner mais je ne veux pas les entendre. Il a choisi son camp — quel luxe ! Il y avait cette femme dans le bus, qui est arrivée et s’est assise sur le siège en face du mien. Et lorsque le bus a commencé à bouger, elle s’est tourné vers moi.
« Jésus voulait la fin de l’esclavage, vous savez ? »
« Quoi ? »
« L’esclavage. Les esclaves, vous savez ? Il n’aimait pas ça. »
D’accord. Et pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté ? J’en conviens qu’il est l’un de ceux qui l’ont arrêté. On m’a toujours appris à détester le meurtre, le vol et l’alcoolisme. Et qu’en est-il de la pauvreté ? Il déteste ça aussi. Et la souffrance. Les choses qu’il « n’aime pas » semble être des choses qui prévalent le plus. Les choses qu’il aime, en revanche, celles qui disparaissent plus vite : comme la moralité et l’amour, ainsi que les sociétés bien ordonnées dans lesquelles les gens ne se font pas tirer dessus pour avoir regardé d’une certaine façon, parler d’une certaine manière ou être pauvres. Ou l’esclavage. S’il n’aimait vraiment pas ça, comme l’a dit la femme, ça serait toujours parmi nous aujourd’hui. Et n’est-ce pas ? Je n’en sais pas suffisamment pour le dire. C'est peut-être le cas.
Mais ce n’est même pas la raison pour laquelle j’ai un problème avec ce qu’elle a dit. Même lorsque le bus était en mouvement, elle a commencé à marmonner dans sa barbe. Elle priait, je suppose. Je doute que son Dieu et le mien aurait quoi que ce soit à se dire. J’ai souvent pensé à la façon dont la Bible commence avec l’Entrée Triomphante, mais pour une certaine raison, la mienne commence — et se termine, dans l’esclavage avant l’Exode. Et puis Moïse ne vient jamais. Et s’il le fait, il est abattu avant de pouvoir séparer une mer. Pouvez-vous penser aux milliers de personnes qui ont fait la Longue Marche du Crépuscule — comme dans le livre Twilight Trek de Seif Saitta — vers la mer Rouge ? Et quand ils y parviennent, est-ce que ça se sépare ?
Non. Ainsi, il y a maintenant une mer devant nous : les eaux. Et derrière nous, les armées de blanchiment du Pharaon, pour nous ramener à la liberté de construire leurs nations. Ou marcheront-ils dans nos pays sans y avoir été invités : une entrée triomphante imposant la violence au public de nos esprits noircis. Je dois comprendre que c’est la volonté de Jésus, pour une âme misérable comme la mienne. Son Dieu ! Qu’aurait-il à me dire maintenant qu’il a décidé que le purifié doit être aussi blanc que la neige ? Les armées de blanchiment du Pharaon.
Attendez, je vais vous expliquer.
Cet endroit essaie de m’écorcher. Non. Cet endroit préfèrerait que je m’écorche moi-même. Pour sa liberté et sa sécurité. Une fois de plus, je suis à un arrêt de bus (peut-être devrais-je arrêter complètement cette histoire avec cette histoire de bus). Debout à l’arrêt de bus pour aller à Belvedere Avenue, cette femme à côté de moi veut savoir si le bus va encore mettre longtemps à venir.
« Il devrait être là dans dix minutes. »
« Ah ! J’entends un peu d’Africain dans ton accent. D’où viens-tu ? »
« Nairobi. »
« Je pensais bien qu’il y avait du swahili là-dedans. »
Kiswahili. Est-ce que, durant toute ma vie, j’avais déjà rencontré un vrai Swahili ? Je ne peux pas le penser. Peu importe, pas de problème.
« Je viens du Ghana. Mais je suis ici depuis longtemps, donc je suis Américaine. Tu devrais saisir les opportunités ici. Il y en a beaucoup. Je suis venue du Ghana pour les études supérieures et je ne suis jamais repartie. L’Afrique a tellement de problèmes. On a la chance de réussir ici. Et tu sais, nous les personnes Noires, on doit travailler plus et rester unis. »
Le bus est arrivé.
Je me suis assis. Deux arrête plus tard, elle me tape dans le dos et me tend un post-it jaune :
240-6032958
Marya
Si tu veux
entrer dans la Marine
Je suis descendu du bus.
C’est le moment où ces trois choses commencent à entrer en collision dans ma tête comme un rat dans une cuisine sombre. Je ne veux pas entrer dans la Marine. Mais elle m’a donné la possibilité avec tellement de sincérité, si innocemment, comme un remède à mon problème. Le problème étant de ne pas être ici depuis assez longtemps pour perdre le « Swahili » de mon accent et de devenir Américain. Elle possède le remède à mon Africanité — ma noirceur, la Marine. Et elle espère que je prenne ce médicament.
Trois doses de Marine pour vous, Monsieur ! Il y a une raison pour laquelle quelqu’un rejoindrait la marine d’un endroit auquel il n’a aucune réelle allégeance. Quelle était cette chose que Warsan Shire avait dite ? « Quand la maison est la gueule d’un requin. » Je suppose qu’elle pense qu’elle fait pour moi ce qu’elle aurait aimé que quelqu’un fasse pour elle. Donc je suis là, à un endroit où mes problèmes ont été épidermisés.Et ce sont de gros problèmes.
Je me promène avec la peur que tout le monde autour de moi ait une arme. Je ne marche que le long de pelouses sur lesquelles il y a des pancartes BIDEN-HARRIS; j’ai décidé que là-bas, il y avait une certaine sécurité. Et ma sécurité comme une certaine forme d’esclavage, elle se trouve en Jésus. Quelqu’un que je n’ai jamais rencontré. Mais dont je suis sûr, déteste l’esclavage sans fin. Pourquoi ? Parce que la femme dans le bus l’a dit. Et puis maintenant, si ma vie doit s’améliorer, peut-être que je voudrais rejoindre la Marine. Me guérir de mon « Africanité », probablement perdre l’accent et commencer, avec beaucoup de dévouement, à peler ma peau et à me présenter, écorché, devant la Marine.
Cela fait des mois, depuis mai. Depuis que le garçon d’à côté m’a envoyé un message : cette vidéo est si triste. Avec un lien vers les huit dernières minutes et quarante-six secondes de la vie d’un homme. Deux mois après que m’a mère m'a appelé, frénétique.
« Qu’en est-il du virus ? »
« Maman, ne t’en fais pas. Je reste à l’intérieur. Je ne sors pas. De toute façon, il fait trop froid pour rester dehors. »
« Et la police ? Attention à ne pas avoir d’ennuis. J’ai entendu que tous les Américains possédaient des armes. C’est vrai ? »
« Maman, honnêtement. Je ne sors pas. Je ne cause aucun problème. Je suis dans un quartier sûr. Arrête de t’inquiéter, s’il te plaît. Mes camarades ont dit que le Maryland n’était pas si mal. Et ils vivent ici, ils savent donc. »
« Ok, n’ais pas d’ennuis. Laisse ces gens tranquilles. Laisse-les faire ce qu’ils veulent à leur pays. Toi, tu vas en cours et tu rentres. »
L’été est venu et parti. Et malgré les changements, les peurs et les chansons sont toujours les mêmes. Je marche donc en fredonnant mes hymnes contre la peur.
Je reviens vers le 1342, Belvedere Avenue, pour m’asseoir sur le proche, sous le mince soleil d’automne. Je marche le long des pelouses où se trouvent des pancartes bleues BIDEN-HARRIS. Où les autres, celles de ceux qui disent,
DANS CETTE MAISONS, NOUS SOUTENONS QUE:
LES VIES NOIRES COMPTENT
LES DROITS DES FEMMES SONT DES DROITS HUMAINS
AUCUN HUMAIN N’EST ILLÉGAL
LA SCIENCE EST RÉELLE
L’AMOUR, C’EST L’AMOUR
LA GENTILLESSE, C’EST TOUT
Je traverse la rue quand il n’y a ni l’une, ni l’autre. Ou quand je vois quelqu’un avec un chapeau rouge marcher vers moi. Si j’arrive à rentrer à la maison, je vais m’asseoir sur le porche. Et fixer, pendant une intense seconde, mes voisins, de l’autre côté de la rue, parce que je crois qu’ils ont une arme. Voilà. J’ai dit mes trois choses, donc je vais me taire : les gens qui vivent de l’autre côté de la rue ont une arme, Dieu n’a rien à me dire, cet endroit essaie de me faire m’écorcher.
R. Kihara Odanga | Kenya |
Éudiant de Master au département d’Études Africaines de l’Université de Howard. Il travaille sur l’histoire politique de l’Afrique de l’Est et sur les expressions thématiques de la littérature Africaine. Il vient de Nairobi, au Kenya.