Un certain 36 novembre
Merdi Mukore
| R.D Congo |
août 2020
Il était une fois, selon mon père, un territoire où vivait un peuple hétérogène habitant un immeuble sans rez-de-chaussée, comparable à notre parcelle. Ce peuple hétérogène s’est constitué en Nation-Maison, de la même manière que les occupants de notre parcelle forment une famille. Le chef de notre famille occupe une chaise et le chef de la Nation-Maison un fauteuil. La différence ? Le chef de la famille est mon père et le chef de la Nation-Maison on l’appelle ou on l’appelait Bwana-Kitoko. En fait son nom varie selon les humeurs, les époques et les siècles. A une époque on le nommait César pour le différencier du Tsar même si les deux termes renvoient au roi, cependant la royauté est jugée archaïque donc pour faire moderne on a troqué le royaume contre la république. On a envoyé le Tsar et le César à la poubelle, mis nos costumes de président avant de dire au Bwana-Kitoko d’aller se faire foutre.
Il était une fois, et c’est selon mon père. Il en était ainsi chaque soir, mon père nous rassemblait tous pour nous raconter les histoires. En réalité il nous raconte une seule histoire en la modifiant chaque fois. Il le fait si bien qu’on s’est habitué à écouter les mêmes choses sans nous en lasser. Il s’assoit sur sa chaise et nous au sol. Tenant sa bouteille de bière, qu’il nous a strictement interdit de boire, papa se lançait dans un discours fleuve racontant la même histoire dans une nouvelle version. Personne ne pouvait quitter le lieu avant la fin de l’histoire et l’histoire n’arrivait à la fin que lorsque mon père se levait de sa chaise pour gagner sa chambre. J’avais donc la délicate tâche de porter cette chaise dans la chambre de mon père mais je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait.
Et voilà, elle a disparu ! La chaise de mon père a disparu. Je suis mort. Mort et enseveli. Comment ai-je pu laisser cette chaise-là dehors ? Comment ai-je pu être si négligeant ? La chaise ne peut pas disparaitre d’elle-même, elle a surement été volée. Je dois rattraper ce voleur avant que mon père ne me congédie comme un vulgaire voleur de fils indigne pour venger sa chaise.
Malheur à moi ! Malheur à mes enfants ! Malheurs à mes petits-enfants ! Même s’ils ne sont pas encore nés, ils sont déjà maudits. Je n’aurai même pas le temps d’expliquer à mon père, je n’aurai même pas l’occasion d’en placer une : avant que je ne dise A, mon père aura déjà épuisé l'alphabet. Malheur ! Je ne pourrai même pas lui faire comprendre que j’étais fatigué, que j’avais une envie folle de dormir, que mes jambes supportaient à peine mon poids… Tout ce que je lui dirai ne sera que péché… péché… péché ! Même mes frères m’en voudront. Ce soir, Papa ne racontera pas son histoire à versions multiple, ce soir je vais me faire griller et le comble c’est que je ne pourrai plus entendre mon père raconter l’histoire du Maréchal. Ô mon Dieu ! Je dois retrouver cette chaise. Hier soir encore, perché dessus, mon père nous racontait la fuite du Maréchal devant des gamins qui savaient à peine manier une kalachnikov faisant le double de leur poids. Sacrés gamins ! Ils l’ont acheté où ce courage de mettre un coup de pied aux fesses du guide éclairé ?
L’Homme-État, l’Homme-Dieu qui planait dans les nuages. Assis sur sa chaise, mon père plane dans les nuages et il le fait depuis qu’il est mon père, donc depuis toujours et toujours sur la même chaise. Si je ne ramène pas cette chaise, ô mon Dieu ! Mon père va me tuer. Personne ne peut imaginer mon père s’asseoir ailleurs que sur sa chaise, son fauteuil bien aimé. Personne ne s’imaginait s’asseoir sur le fauteuil du Maréchal. Entre nous, c’est la chaise de mon père ; le fauteuil du Maréchal. Il a une telle aisance quand il s’assoit dessus, exactement comme le Maréchal sur son fauteuil présidentiel. Ce cliché de sa pose impériale sur sa chaise vit encore dans mon esprit. Impossible d’imaginer ce fauteuil occupé par un autre que le Maréchal. Impossible que mon père s’assoie ailleurs que sur sa chaise.
Il est idiot ce voleur ou peut-être que c’est un voleur amateur. Parmi tous les objets se trouvant à sa portée, il n’a pris qu’une chaise : la chaise de mon père ! Heureusement pour moi et malheureusement pour lui, il n’est qu’à quatre parcelles du nôtre. Il ne court pas assez vite, pis : il marche. Je peux le rattraper. Je vais le rattraper. C’est quel genre de voleur qui court en prenant son temps ? Il adorait prendre son temps, le Maréchal. Et selon mon père encore une fois, après le départ de Bwana-Kitoko, c’est l’abbé-curé qui occupait le fauteuil, ce dernier ne l’occupait pas convenablement et il avait tout le temps des soucis avec ses premiers ministres. Le premier ministre, c’est ce type qui gère la Nation-Maison quand le chef est sur le fauteuil. Il paraît qu’il s’est même fait viré par Patrice, le premier rejeton de tous ses premiers ministres. Durant toute la scène de ménage entre le curé et Patrice autour du fauteuil, le Maréchal était là, il prenait son temps. Mais un certain 36 novembre, le Maréchal prit les choses en main, dégageât l’abbé-curé du fauteuil et assura l’intérim de Dieu le père pendant… trente-deux siècles.
Au début, il devait faire normalement cinq ans. Et pendant ces cinq ans il avait la maitrise de la terre, de l’air, du feu et de l’eau. Il contrôlait tout, même la pensée des citoyens. Evariste, le dernier des premiers ministres de l’abbé-curé, celui-là même qui n’eut pas le temps de savourer les délices du pouvoir, en sait quelque chose. Un jour avec ses quatre potes, il eut cette mauvaise idée de penser à remplacer le Maréchal. Le Maréchal était de très bonne humeur ce jour-là. Il ordonna seulement qu’on les pende sur la place publique le jour de la Pentecôte. Comme il était de très bonne humeur, le Maréchal voulut faire descendre le Saint-Esprit sur eux. Ainsi ils ne penseront plus à le remplacer. Ainsi ils ne se poseront plus des questions du genre : qui va s’asseoir sur le fauteuil après le Maréchal ? Je crois que c’est le même sort qui m’est réservé si je ne ramène pas cette chaise à la maison. À moins que mon père soit de très bonne humeur, comme le Maréchal qui fit construire sur cette place publique, cette même place où le dernier des premiers ministres et ses quatre potes ont fait leur Ave Maria avant de recevoir le Saint-Esprit, un stade de football. Aujourd’hui seuls les historiens savent que ce stade repose sur le lieu où furent pendus ceux qu’on appelle les martyres de la Pentecôte ; selon mon père toujours. Que je ne sois pas le prochain mon Dieu ! Il était très gentil le Maréchal, tellement gentil qu’il n’attendit pas cinq ans pour faire comprendre à tous qu’il adorait s’asseoir sur le fauteuil et comptait y poser ses fesses encore pour quelque temps, seulement. Mon père aussi est gentil, il interdit formellement à quiconque de s’asseoir sur sa chaise.
Ô voleur de mauvaise qualité, que je t’attrape ! Je ne vais point lui crier après pour alerter les voisins. De nos jours, l’on ne peut compter que sur soi-même. Le Maréchal s’en est rendu compte à ses dépens. Un jour le Maréchal tomba malade. Un jour le Maréchal eut des problèmes avec l’un de ses fidèles lieutenants – celui-ci lorgnait sur le fauteuil – et un jour le Maréchal eut besoin d’une aide. Et le soutien qu’il reçut de ses voisins, venus prétendument l’aider, c’est une cohorte de gamins qui jouaient à police-voleur à la manière des adultes. Résultat : le Maréchal détala. Je vais l’attraper seul. Je n’ai pas besoin des voisins. Je n’ai pas besoin de la police, ni des fantassins, ni du peuple. Ce peuple grand, uni à jamais chantant du djalelo à l’honneur du mulopwe, tout en suant du ndombolo comme des lutteurs traditionnels. Ce même peuple qui a vite tourné le dos au Maréchal pour applaudir le chef de la bande des gamins portant des bottes trop grandes pour leurs pieds. Le Libérateur est son nom… Mon père l’appelle le Libérateur. Le fauteuil vide du Maréchal est désormais le fauteuil du Libérateur, il le léguera en héritage à son Fils. Mais moi je risque de rater mon héritage si je n’attrape pas ce voleur de chaise.
Je risque pire même : me faire déloger du toit familial juste pour une chaise. Oui ! Juste pour une chaise. Le Libérateur s’est pris une balle mal éduquée en plein cœur juste pour un fauteuil. Peut-être que c’est bien fait pour lui. Peut-être que non. Peu importe, avec le Libérateur l’on ne savait pas qui fait quoi comment et pourquoi. C’était du n’importe quoi. Sauf que là c’est moi qui fait du n’importe quoi. J’avais le devoir de veiller sur cette chaise. Mon père m’a fait confiance, il m’a confié la garde du symbole de son autorité. Quel gâchis !
Voleur de basse-cour, je te tiens ! Comment un type si costaud que toi peut se rabaisser à ne voler qu’une chaise, une simple chaise ? Tu n’as pas honte ? Donne-moi cette chaise. Tu penses que ta masse me fait peur ? Non. Waya ! Je préférerai avoir mon visage refait plutôt que perdre la confiance de mon père. Je préfère que tu m’enterres là tout de suite que de rentrer vivant chez mon père sans sa chaise. Tu veux savoir qui je suis ? Je suis le fils de mon père. La chaise que tu portes est la chaise de mon père. Non, je ne suis pas le Fils du Libérateur. Le Fils du Libérateur essaie de tailler le fauteuil à sa mesure. Moi je suis le fils de mon père. Tu n’as pas à te poser des questions du genre, quelle est ma tribu ? Pourquoi on ne me connait pas ? Qui est ma mère ? Qui est mon vrai père ? Quelle est ma bande ? Des questions avec des réponses aussi rocambolesques les unes que les autres. Niet ! Je ne suis pas le Fils du Libérateur. Je suis le fils de mon père. Le Libérateur n’a pas duré sur le fauteuil et je m’en passe qu’il n’ait pas eu le temps de faire les présentations. Moi je me présente, je suis Issa, fils de mon père le propriétaire incontestablement incontesté de la chaise que tu portes.
Non je ne te menace pas. Je veux juste récupérer la chaise de mon père. Je ne vais pas crier au voleur comme toutes ces victimes de guerre qui crient au violeur. Ceux qui menacent le Fils de lui piquer le fauteuil n’ont qu’à attendre les élections. Pas besoin d’un scrutin pour récupérer la chaise de mon père. Faut pas confondre la chaise de mon père avec le fauteuil du Maréchal. C’est la chaise de mon père, elle lui revient doublement de droit. Primo c’est mon père et secundo c’est sa chaise. Tu peux dire que c’est à toi. Mais nous savons tous deux que c’est faux. Cette chaise, ce fauteuil, beaucoup peuvent y prétendre mais seul mon père et le Fils du Libérateur peuvent s’y prendre. Pourquoi ? Mais c’est simple Monsieur le voleur. Les règles du jeu sont claires. La chaise appartient à mon père et le fauteuil lui, pour l’avoir il faut attendre la prochaine séance de tirs au but démocratique. Celui qui marque lors du premier essai a la possibilité de tirer un autre penalty, un seul pas plus. Le Fils a déjà tiré ses deux penaltys. Il parait qu’il soudoie l’arbitre pour avoir un troisième penalty. Hey je ne vous soudoie pas. Je dis il paraît. Il paraît… Il faut vérifier. Qu’il ait un penalty de plus, je m’en fous je veux juste récupérer la chaise de mon père...
Non, je ne veux pas me battre avec vous. On ne se bat pas pour une chaise Monsieur le voleur. Le peuple est bien descendu dans la rue protester contre ce gars qui veut s’accrocher au fauteuil, moi je descends dans cette rue sombre pour récupérer la chaise de mon père que vous avez… que vous avez malencontreusement confondu avec le fauteuil du Maréchal. Je ne dis pas que vous l’avez volée. Quand le peuple est descendu dans la rue, les uns ont dit que c’est pour protester, protester contre le Fils le père le grand-père et c’est en protestant que les jeunes gens ont dressé des barricades pour barrer la route aux grands Mopao qui roulent dans des grosses caisses où il fait plus froid qu’au Pôle Nord. Pour les autres, les jeunes gens sont sortis pour piller les magasins, les maisons, les boîtes de nuit, les écoles, la primature, les églises, les mosquées, en bref tout ce qui pouvait être pillé. Avec vous je ne proteste pas, parce que vous n’avez rien pillé mais vous avez volé… non…Vous avez pris la chaise de mon père. Quoi ? Me battre avec vous ? Jamais de la vie. Entre personnes civilisées on règle les différends de manière pacifique, diplomatique. L’heure des coups de poing est révolue Monsieur le voleur, soyons civilisés. Quoi ? Vous voulez toujours de la bagarre ? Allez-vous battre pour le fauteuil du Maréchal et laissez la chaise de mon père tranquille, c’est mieux pour vous. Avec le fauteuil les gens vous respectent, ils vous appellent Excellence. Partout où vous irez on vous déroulera le tapis rouge. Il y aura une foule en liesse, des gens qui ne vivent que pour scander votre nom, chanter vos louanges et danser à votre gloire. Pensez à la gloire que vous aurez avec le fauteuil du Maréchal. Pensez au succès surtout auprès de femmes. Vous aimez bien les femmes ? Les femmes viendront elles-mêmes se livrer à votre bon vouloir. Il y en aura de toutes les couleurs, de toutes les races, de toutes les formes. Pensez-y Monsieur le voleur. Vous n’aurez rien de tout cela avec la chaise de mon père. Vous voulez une chaise ? Allez-vous asseoir sur le fauteuil. Vous voulez du succès ? Allez-vous asseoir sur le fauteuil. Vous voulez de l’argent ? Allez-vous asseoir sur le fauteuil. Allez piquer le fauteuil, vous y gagnerez beaucoup Monsieur le voleur. C’est selon mon père. Non, non, je ne me moque pas de vous. Non, je ne veux pas me battre avec vous. Vous êtes trop fort pour moi. Economisez vos poings….
— Issa, réveille-toi. C’est la voix de ma sœur.
Mon Dieu ! Je suis tout en sueur, sans aucune égratignure, dans ma chambre. Je n’en reviens pas, j’ai récupéré la chaise de mon père. Un direct a suffi pour neutraliser le voleur. Mon père pourra nous raconter la suite de l’histoire du Maréchal et de son fauteuil. Je veux bien connaitre la suite.
— Toi tu dors alors que nous sommes tous dehors, me lance ma sœur.
— Qu’est-ce qu’il y a dehors ?
— On a attrapé un voleur.
publiée par Chronique des Grands Lacs
Merdi Mukore | R.D Congo |
Merdi Mukore est un jeune écrivain congolais. Il écrit des textes de théâtre, des nouvelles et prépare son premier roman. Ses textes sont traduits en anglais, swahili et portugais. Il participe à plusieurs ateliers et résidences d’écritures organisés par le Tarmac des Auteurs, les ateliers sur la nouvelle de Writivism et Afro Young Adult. Ses textes de théâtre ont été porté sur scène lors des différents évènements culturels tels que le Festival Ça se passe à Kin. Ses nouvelles sont publiées dans des anthologies notamment Chronique des Grands Lacs, Les oiseaux d’eau sur la rive du lac : une anthologie de jeunes adultes africains et des revues littéraires (Lelo magazine, WIP Littérature sans filtre, Periferias).
Membre actif de plusieurs associations culturelles, notamment le Tarmac des Auteurs. Membre du Conseil d’administration d’Ecrivains du Congo asbl et du Comité éditorial des Editions Miezi. Secrétaire général (2019-2020) de l’Association des Jeunes Ecrivains du Congo.