Narratives

periferias 7 | désincarcérer l’emprisonnement

illustration: Tarântula - Guilhermina Augusti

Par la fenêtre du cabinet, ne voit-on pas la rue?

Criminalisation des travesties et les discours du Tribunal de Justice de São Paulo

Victor Siqueira Serra

| Brésil |

août 2022

traduit par Déborah Spatz

J’ai écrit, il y a quatre ans, le texte “Pessoa afeita ao crime": criminalização de travestis e os discursos do Tribunal de Justiça de São Paulo. [“Personne liée au crime : criminalisation des travesties et les discours du Tribunal de Justice de São Paulo”], dans lequel j’analysais 100 procédures criminelles accusant des travesties, en décrivant de quelle manière chaque étape du système de justice criminelle (les différentes polices, le Tribunal de Justice Publique, le judiciaire) renforce les stéréotypes et les stigmates, et comment, par ce système, tout recourt est valable pour condamner ces personnes, considérées trop différentes, trop récalcitrantes. Déréglées. Déviantes. Dangereuses. 

Tout au long du processus du système de justice criminelle, des plaintes et enquêtes de police, jusqu’au “point final” du procès (des Tribunaux de Justice des États, Supérieur Tribunal de Justice ou Supérieur Tribunal Fédéral, selon le cas), il y a des protocoles et des procédures. La possibilité de corriger les erreurs et les injustices. Cependant les institutions n’ont pas pour habitude de s’interroger les unes les autres. Dans “la guerre contre le crime” - qui en réalité est une guerre contre des territoires et des populations pauvres, en majorité noires, les grandes entreprises et les grands entrepreneurs qui commettent des crimes économiques et environnementaux ne connaissent, en effet, pas la prison, la torture et les tirs de balle - le système comprend que n’importe quelle remise en question ou dénonciation d’une institution contre une autre signifie son affaiblissement. Perdre la guerre. 

L’élaboration tendancieuse des registres de plaintes, le manque d’enquête rigoureuse, les deux poids, deux mesures pour recevoir et évaluer les témoignages, les jugements avec qualification et les augmentations de peines absurdes, tout indique que le bras armé de l’État ne sait pas (ou ne veut pas) gérer les questions de pauvreté et de marginalisation qui frappent tous les jours aux portes des commissariats et des tribunaux. Je dis “le bras armé”, même si les juges et les promoteurs de justice ne portent que très rarement des armes. Parce que dans le monde dans lequel nous vivons, il y a des mots qui sont comme une autorisation de tirs. 

Je dis “le bras armé”, même si les juges et les promoteurs de justice ne portent que très rarement des armes. Parce que dans le monde dans lequel nous vivons, il y a des mots qui sont comme une autorisation de tirs. 

 

Certains points que j’ai développés dans ce texte sont devenus encore plus évidents durant les quatre années pendant lesquelles j’ai continué à travailler avec des personnes criminalisées, dans et hors des prisons. Le premier est celui des affaires dans lesquelles les personnes travesties sont condamnées pour vol, lorsqu’elles entrent en conflit avec leurs clients. Dans notre pays, celui qui tue le plus les personnes LGBT+ au monde et celui qui consomme également le plus de pornographie avec des personnes trans, qui exclut les personnes travesties du marché du travail formel et criminalise le marché informel, presque 90 % des travesties exercent un travail dans le milieu du sexe, selon l’ANTRA.

La prostitution, qui, à la rigueur n’est pas un crime, au Brésil, est quand même criminalisée, lorsque les femmes qui travaillent doivent travailler dans des espaces urbains isolés, cachés, puisque leurs clients ne veulent généralement pas être vus avec elles. Ce sont des espaces déserts, dans des villes dans lesquelles circulent beaucoup de personnes, qui attirent tout type d’activités. Ils sont souvent vus comme des lieux dangereux: des trous, des zones, des antres. Et les personnes qui vivent dans ces territoires dangereux sont vues comme étant dangereuses. De potentiels criminels. Cela a pour conséquence une surveillance plus constante de la part de la police et parfois, une surveillance violente, qui provoque un cycle de criminalisation. 

Dans ce contexte de suspicion et de violence, les travesties doivent se mettre d’accord sur le prix de leurs prestations avec des clients, qui, parfois paient moins ou refusent même de payer. Loin des caméras et des tribunaux, ce qui vaut dans ces lieux, c’est la loi de la rue. Dans la rue, lorsqu’il y a un conflit à propos du paiement des prestations sexuelles, c’est leur parole contre celle des clients. Le prix annoncé dépend de celui qui le dit, tout comme celui qui a le pouvoir de décider. 

Le deuxième point, ce sont les affaires liées au trafic de drogues. Tout comme d’autres populations pauvres et périphériques, les travesties sont constamment criminalisées à cause du port de petites quantités de drogues, sans flagrant-délit de vente ou de violence, sans aucune importance sur le fait de savoir si elle est destinée à une utilisation personnelle ou pour leurs clients. Les conditions de vie et de survie, dans et hors de la prison, ne sont pas non plus importantes.

Parmi les cent affaires que j’ai analysées, une grande partie de celle qui étaient liées au trafic avaient lieu au sein des prisons : en milieu carcéral, beaucoup de travesties survivent en lavant les vêtements et les cellules, de la prostitution et en portant de la drogue. Lorsque la drogue est confisquée, ce sont elles qui sont accusées et condamnées, peu importe s’il y a eu une enquête ou non, s’il y a des témoins ou non, si cela n’a aucun sens qu’une personne qui n’a presque rien à manger soit en possession d’une grande quantité de drogue. Pour le système, ce qui est important, c’est que quelqu’un soit condamné, pour servir d’exemple, pour cocher les objectifs de productivité. Assouvir la soif de vengeance. 

Pour le système, ce qui est important, c’est que quelqu’un soit condamné, pour servir d’exemple, pour cocher les objectifs de productivité

Troisièmement, il y a le fait que les travesties ne soient pas répertoriées comme des victimes de larcins, de vols, d’agression, de discrimination, de calomnie, d’injure — seulement comme des victimes d’homicides. Dans ces cas, lorsqu’elles ont déjà été assassinées (ou presque), le judiciaire condamne les accusés à des peines lourdes, pour crimes crapuleux, parce que “il est inacceptable qu’en plein XXIe siècle, une personne soit assassinée simplement pour ce qu’elle est”. Je décris cela de la façon suivante : “il n’y a que dans la mort qu’on reconnaît la vie”, parce que le même pouvoir judiciaire qui met ces assassins de travesties en prison, qui parle des préjugés et de violences auxquels elles doivent faire face, enferme également des centaines de travesties - dans les mêmes unités de prison.

Lorsqu’elles sont encore en vie, le nom par lequel elles veulent être appelé n’est pas respecté, malgré plusieurs lois et décrets qui obligent leur utilisation dans les institutions publiques; l’assistance médicale et le traitement hormonal leurs sont refusés, en prison et à l’extérieur; elles sont exclues du marché du travail, elles ne sont pas respectées à l’école et dans les autres espaces publics; elles sont poussées vers les marges de la société, et ensuite criminalisées parce qu’elles sont marginalisées. Lorsqu’elles sont vivantes, leur citoyenneté et leur dignité sont écrasées. Elles sont enfermées et mortes, de manière massive. Elles ne sont reconnues comme des humains que dans la mort. Dangereuses et criminelles lorsqu’elles sont en vie, martyres lorsqu’elles sont mortes. 

Le plus important n’est pas de comprendre si elles volent vraiment leurs clients ou si elles dealent. Les prisonnières coupables existent, tout comme les innocentes. Les victimes de violences, de menaces et d’extorsions qui ne peuvent pas recourir au système de justice, parce qu’elles savent qu’elles ne seront pas prises en charge, mais plutôt, non crues, contestées et accusées. Le plus important est de comprendre que peu importe le nombre de  témoins de défense, des caméras de surveillance ou des preuves matérielles : lorsque le système veut condamner quelqu’un, il y parvient. Parce qu’elles sont pauvres et prostituées, des personnes violentes et dangereuses, le système criminel condamne beaucoup de travesties, de toutes les façons. Il rend illégitime leurs narratives et légitime les pratiques institutionnelles douteuses. Les travesties, parce qu’elles sont travesties, ne sont pas traitées comme des personnes qui peuvent, mais plutôt qui doivent avoir commis  les crimes dont elles sont accusées. Une attente qui devient réalité. Une prophétie qui se réalise par la force : par la force de la menace, par le tir d’une balle ou par une signature.

Des promoteurs, des juges, des juges de seconde instance ont des vies très différentes de celles des personnes périphériques qui se trouvent sur le bancs des accusées ou sur les plaintes. Avec le salaire qu’ils reçoivent, ils font partie des 10 % les plus riches de la population brésilienne. Les gardes du corps et les voitures blindées auxquels ils sont habitués sont une réalité distante des cabanes sans installation sanitaire. Malgré cela, le judiciaire déclare juger à partir d’une expérience supposée commune, il qualifie les discours et les situations à partir de ce qu’il considère vraisemblable. Cependant, il ne comprend pas les conflits, les intentions et les nécessités de ceux qui vivent cette autre vie - ce qui paraît réel ou plausible sous la climatisation des voitures et des villas est différent quand on n’a que le soleil et rien d’autre au-dessus de la tête. Tout en haut de l’immeuble du Tribunal de Justice de São Paulo, dans le centre aseptisé et élitiste de la plus grande métropole d’Amérique Latine, seuls ceux qui osent regarder parviennent à voir. Par la fenêtre du cabinet, on ne voit pas la rue. 

Il est toujours urgent de faire tomber les fenêtres des cabinets, de faire entrer l’odeur, le son et le chaos de la rue. Et, s’ils n’ouvrent pas les fenêtres et les yeux, nous entrerons

Ces quatre dernières années, quelques amies travesties sont parvenues à reprendre leurs études. Certaines ont trouvé un travail. D’autres ont repris la consommation abusive de drogues et essayent de se relever et de se réorganiser. Deux ont été emprisonnées, l’une d’elle, injustement - elle est libre à présent. Deux sont décédées. 

Et aujourd’hui, comme il y a quatre ans, il est toujours urgent de faire tomber les fenêtres des cabinets, de faire entrer l’odeur, le son et le chaos de la rue. De rendre visible les inégalités, les injustices et le désespoir. Qu’ils reconnaissent ces vies comme des vies légitimes, avant qu’elles ne meurent. Qu’ils ne confondent pas la vengeance et la justice. Qu’ils voient les recommencements et les rédemptions. Et, s’ils n’ouvrent pas les fenêtres et les yeux, nous entrerons. Pour en finir avec le cycle de violence et de criminalisation. Nier la prophétie. Construire des alternatives. Pour que la rue et la prison ne soient pas des destinations obligatoires pour tant de travesties. Pour qu’ils n’existent plus ni l’exploitation, ni les prisons. Parce que la faim et la douleur n’attendent pas. L’espoir non plus.


 

Victor Siqueira Serra | BRÉSIL |

Diplômé et Master en droit. Abolitionniste criminel, éducateur populaire et animateur de justice réparatrice. Recherche sur la sécurité publique et la criminologie. Il est actuellement responsable d'un service de réseau d'assistance sociale à São Paulo.

Éditions Antérieures

Abonnez-vous à la newsletter