Interviews

periferias 9 | Justice et droits dans la migration Sud-Sud

photo: Rodolfo Teixeira

"La migration haïtienne, l'opportunité pour le Brésil de devenir plus solidaire du monde"

Entretien avec le professeur et avocat Paulo Abrão, Secrétaire National de la Justice du Brésil entre 2011 et 2014

par Daniel Martins et Felipe Moulin

octobre 2023

traduit par Déborah de Oliveira Spatz

L’immigration haïtienne au Brésil nous a-t-elle permis de mettre à jour notre politique et notre gouvernance pour la migration et le asile ? 

Paulo Abrão : Ce moment symbolise un changement de paradigme dans l’État brésilien par rapport au sujet migratoire. Comme vous le savez, nous sortions d’une période excessivement longue de validité du Statut de l’Étranger, conçu et élaboré durant la Dictature Militaire, totalement imprégné par une doctrine de sécurité nationale, des étrangers en tant qu’ennemis, et les éléments de sécurité en tant que valeurs supérieures aux principes des droits humains. Une logique d’une certaine forme très pratique pour l’État brésilien, qui adoptait le discours de pays pluriel et non discriminatoire, dont la construction historique se doit à la réception de peuples différents et, ainsi, le brésilien lui-même serait le résultat de ce métissage.  

Avoir une législation « suffisante », avec des mesures ponctuelles de l’État Brésilien en termes de réceptivité des groupes de populations migrantes serait dont une démonstration complète du fait que notre société est métissée, et non pas xénophobe. C’était un discours idéologique très bien pensé.

En pratique, cependant, du point de vue des droits humains, nous faisions face à des situations abusives de discrimination permanente, de manque d’un système d’intégration local, d’absence de visas humanitaires et de l’absence d’une politique nationale de migration qui entraînait une dynamique sociale de la différenciation entre « les migrants de première et de seconde classe », entre le migrant désiré et celui non désiré.

Nous faisions face à des situations abusives de discrimination permanente, de manque d’un système d’intégration local, d’absence de visas humanitaires et de l’absence d’une politique nationale de migration qui entraînait une dynamique sociale de la différenciation entre « les migrants de première et de seconde classe », entre le migrant désiré et celui non désiré

En 2011, j’ai été invité à prendre en charge le secrétariat national de la Justice, et l’un des domaines sous ma responsabilité était le Département des Migrations. Une demande pour que nous fassions une réforme de la législation du Statut de l’Étranger nous y attendait déjà, parce qu’il s’agissait d’une législation qui générait énormément d’obstacles pour la régularisation des étrangers au Brésil. En plus de cela, c’était une politique timide face à la contribution solidaire que le Brésil pouvait donner au monde.

Alors que des pays centraux et certaines capitales européennes comptent dans leur population presque 20 % d’étrangers, le Brésil n’en était qu’à moins de 1 %. Cela allait à l’encontre du discours qui disait que nous étions un pays ouvert à la migration. En pratique, ce flux était empêché par des obstacles légaux. Ainsi, l’intention d’attirer l’attention sur les droits humains pour la politique migratoire brésilienne existait déjà, en cherchant un Brésil plus important face aux grandes crises migratoires mondiales, plus solidaire et plus cohérent et consistant avec nos discours officiels en politique externe. 

Durant cette période, nous avons été confronté au flux migratoires haïtiens au nord du Brésil, provoqué par le tremblement de terre de 2010 et la situation de violence en Haïti. Le Brésil y avait une responsabilité particulière parce qu’il avait coordonné la MINUTSAH [la Mission des Nations Unies pour la Stabilité en Haïti, de 2003 à 2017] durant de nombreuses années. Et d’ailleurs, sans avoir résolu le problème et en y ayant laissé des traces de violences contre les droits humains. Nombreuses sont les histoires d’enfants non-reconnus par les militaires, aucun d’entre eux n’a été reconnu, et les épisodes de massacre des Forces Armées Brésiliennes dans la Cité Soleil, sans qu’il n’y ait eu aucune responsabilisation individuelle. Nous avons vu dans cette immigration haïtienne une opportunité de mettre à jour et d’ouvrir le débat sur les droits humains des migrants. 

 

Ce flux migratoire était-il inédit au Brésil ?

C’était un flux migratoire extraordinaire, inédit dans notre histoire pour les raisons qui se présentaient. La migration intra-régionale, en Amérique du Sud, se passe normalement entre les pays qui parlent espagnol. Ou alors, il s’agit d’une migration sud-nord. Le Brésil n’est pas une destination naturelle de ces flux. Nous n’avions jamais fait face à une migration qui aille au-delà des pays avec lesquels nous partageons une frontière terrestre, comme c’est le cas du flux des Boliviens et des Paraguayens. Surtout lorsqu’on considère l’important volume concentré dans un intervalle de temps déterminé, comme l’a été la migration haïtienne qui a commencé fin 2010 et qui est, cependant, devenue plus considérable à partir de 2011.

Le dernier grand flux migratoire avait eu lieu au siècle passé ou à la fin de celui d’avant, il s’agissait donc d’une migration européenne, blanche. À propos de la migration de cette époque, on peut dire que l’unique politique nationale migratoire officielle a été la politique migratoire qui avait pour objectif le blanchissement de notre peuple. L’État avait décidé qu’il fallait blanchir la population brésilienne et avait, pour cela, stimulé la venue d’Italiens, d’Allemands, de Polonais, d’Espagnols, entre autres. On leur avait donné des terres pour qu’ils s’installent dans le Sud et le Sud-Est. 

J’ai pris en charge le secrétariat national de Justice en janvier 2011 et cette migration haïtienne avait explosé fin 2010, en un nombre encore très réduit. Je me souviens que mi-décembre 2010, le flux migratoire haïtien avait commencé à être rapporté par les médias. À ce moment-là, un peu plus de 1 000 personnes étaient en train d’entrer au Brésil, par Tabatinga, dans l’état d’Amazonas. Tout d’un coup, une importante communauté noire est apparue à Manaus et cela a provoqué un sentiment de « surprise », une réaction sociale. Les personnes voulaient savoir d’où venaient ces gens, comment ils étaient entrés, s’ils étaient en situation régulière ou non. La Police Fédérale a donc envoyé une alerte, et la première réponse institutionnelle a été de ne pas les laisser entrer, de fermer la frontière du Brésil. 

Tout d’un coup, une importante communauté noire est apparue à Manaus et cela a provoqué un sentiment de « surprise », une réaction sociale. Les personnes voulaient savoir d’où venaient ces gens, comment ils étaient entrés, s’ils étaient en situation régulière ou non. La Police Fédérale a donc envoyé une alerte, et la première réponse institutionnelle a été de ne pas les laisser entrer, de fermer la frontière du Brésil

Le Pont de l’Intégration, qui relie Iñapari, au Pérou, à la ville brésilienne de Assis a été fermé. Celle-ci a été la première réponse institutionnelle de l’État Brésilien. Cela a provoqué une forte répercussion internationale : où était passé le discours à propos d’un pays ouvert, humanitaire et solidaire ? 

Ce premier flux était composé d’Haïtiens hautement qualifiés professionnellement, mais qui migraient par manque d’opportunités dans leur pays, qui était en train de se détruire, par manque de travail et d’emploi, mais ils avaient de l’argent pour payer leur déplacement, et principalement, ils avaient accès à l’information. La route de sortie d’Haïti, par la République Dominicaine, avant de prendre un avion jusqu’à Quito, en Équateur — l’unique pays d’Amérique Latine — n’exigeait jusqu’alors pas de visa d’aucun pays. De Quito, ils prenaient le bus et traversaient le Pérou ou la Bolivie pour arriver jusqu’au Brésil.

Ces premiers migrants avaient des ressources et de l’argent pour venir avec des valises, dormir deux ou trois jours à Quito et arriver jusqu’à la frontière avec leurs biens, ainsi que leur famille. Et, surtout, ils savaient que par la loi, grâce au Droit International des Réfugiés, lorsqu’une personne arrive à la frontière de n’importe quel pays et déclare une demande d'asile au contrôle migratoire, l’obligation internationale du pays est de laisser entrer. Le principe est le suivant : avant toute chose, la protection. Ensuite, il faut évaluer si la demande d'asile sera approuvée ou non. Mais la demande est analysée lorsque la personne est déjà sur le territoire national. 

En principe, l’obligation de la Police Fédérale — celle qui contrôle le poste migratoire — lorsqu’une personne demande asile, est de la laisser entrer, de démarrer le processus d'asile et de l’envoyer au Comité National des Réfugiés (CONARE) qui prend la décision. La Police Fédérale s’est retrouvée devant une impasse, parce qu’elle avait reçu l’ordre de ne laisser entrer personne, même si, légalement, en se déclarant réfugié, la personne avait le droit d’entrer. 

Où était passé le discours à propos d’un pays ouvert, humanitaire et solidaire ? 

La première réunion sur le thème au CONARE, qui intègre l’ancien Département des Étrangers, dans la structure du secrétariat National de Justice, a été très curieuse. Le CONARE est composé par un représentant de la Police Fédérale, un du ministère de la Justice, un du ministère des Affaires Étrangères, un du ministère du Travail et un du ministère de la Santé, ainsi qu’un représentant de la société civile, qui est là en tant qu’observateur du HCNUR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés]. La première réponse du conseil était limitée, honteuse, c’est le moins que l’on puisse dire. L’inquiétude n’était que purement bureaucratique, de discuter du fait que l’organe était ou non en capacité de traiter un important nombre de demandes d'asile. La réunion a donc accepté que le Secrétaire Exécutif du CONARE se déplace jusqu’à la frontière pour, aux côtés de la Police Fédérale, nier automatiquement la demande d'asile. Une analyse rapide sans précédent, un abordage purement bureaucratique. 

 

Une inversion complète ? 

Une mesure complètement inédite, jamais le représentant du CONARE ne s’était installé dans le poste migratoire pour refuser en direct les demandes. Je n’avais jamais vu la structure de l’état être aussi efficace et diligente. L’inquiétude était de protéger le système d'asile et non pas de protéger les personnes.

La vie humaine ne se trouvait pas au centre de cette procédure, la victime n’était pas au centre des attentions. L’inquiétude était de savoir comment protéger la bureaucratie face à une demande croissante. Cependant, les faits sociaux sont toujours plus forts que l’administration, plus forts que la volonté bureaucratique de l’État, puisque ce flux migratoire était déjà organisé et il n’a fait que s’intensifier 

La vie humaine ne se trouvait pas au centre de cette procédure, la victime n’était pas au centre des attentions. L’inquiétude était de savoir comment protéger la bureaucratie face à une demande croissante. Cependant, les faits sociaux sont toujours plus forts que l’administration, plus forts que la volonté bureaucratique de l’État, puisque ce flux migratoire était déjà organisé et il n’a fait que s’intensifier 

Puisque le pont d’Iñapari était fermé, les personnes ont commencé à entrer par un autre côté, une frontière totalement poreuse en Amazonie, évidemment sans conditions de contrôle des personnes. Ceux qui, dans un premier temps, ont fait face à des obstacles pour entrer à Iñapari, ont commencé à descendre la forêt à pied, pour arriver jusqu’à Cobija, en Bolivie, et à entrer par le ville brésilienne de Epitaciolândia, dans l’état de Acre.

Vous voyez ici comment une décision bureaucratique — qui avait pour but de protéger l’institutionnalité de l’État dans son incapacité à traiter les droits et les obligations prévus par les conventions internationales — a un impact sur les risques de vie des personnes. Parce que cette voie terrestre jusqu’à la Bolivie commence à être une source d’exploitations des passeurs, qui proposaient de les amener via d’autres chemins.

Un marché parallèle et illégal est donc apparu, avec une exploitation importante, de l’argent ainsi que des abus. 

 

À ce moment-là, saviez-vous déjà pourquoi le Brésil était choisi comme pays de destination ? 

Le Brésil se vendait au monde comme étant une nation prospère, en pleine croissance économique, une diminution du chômage, des programmes sociaux pour les plus pauvres et il bénéficiait d’une importante visibilité internationale. Le président Lula a donné une visibilité internationale au pays, le Brésil recevrait la Coupe du Monde, les Jeux olympiques ainsi que la Conférence Rio+20. Lula venait de terminer un mandat avec un taux de popularité très haut ainsi qu’une économie en pleine croissance. Il avait également exécuté une action de politique diplomatique qui a mené la Seleção à jouer en Haïti. Tout cela a généré un imaginaire social très fort en Haïti. 

« Le Brésil était une nation amie qui nous aidait, en Haïti, nous allons donc au Brésil parce qu’ils vont nous accueillir. » Dans l’imaginaire haïtien, le Brésil était le pays de la prospérité, qui deviendrait la terre de l’opportunité. 

En prenant la présidence de la CONARE, j’ai remarqué que d’autres bonnes opportunités se présenteraient à nous. La première : établir une politique migratoire dans laquelle le Brésil peut être plus solidaire avec le monde

Face à ce scénario, en prenant la présidence de la CONARE, j’ai remarqué que d’autres bonnes opportunités se présenteraient à nous. La première : établir une politique migratoire dans laquelle le Brésil peut être plus solidaire avec le monde.

La deuxième : de faire face aux limites de la légalité autoritaire du Statut de l’Étranger promulgué durant la dictature militaire et construire une nouvelle législation, plus actuelle et cohérente avec l’ambition du pays de jouer un rôle global. 

À partir de ce moment-là, nous avons tenté d’établir une autre logique : nous devrions permettre l’entrée de tous, c’était un devoir humanitaire et si cette migration serait un facteur positif pour notre cycle de croissance économique. Ce fut une décision politique de mon secrétariat au ministère de la Justice. Le flux de migrants augmentait et il fallait une réponse institutionnelle coordonnée et articulée. Plus de 100 personnes traversaient déjà la frontière chaque jour — pratiquement 3 000 migrants par mois. 

 

Une décision politique, dans une structure bureaucratique, facile à accepter ? 

Cela a été extrêmement difficile, elle a provoqué de la rancune dans plusieurs autres domaines. Des secteurs de l’Itamaraty [ministère des Affaires Étrangères], de la Police Fédérale et aussi du Ministère du travail étaient réticents. Pour la Police Fédérale, c’était une faille pour l’entrée du crime organisé : « On ne sait pas qui sont ces personnes, si elles ont un casier judiciaire. »  

Je crois que c’est l’une des pires choses que j’ai entendue de toute ma vie, cette déclaration a été faite par une haute autorité de l’Itamaraty durant ces dialogues institutionnels. Quand cette personne a dit : « Oui, le Brésil est un pays solidaire, nous sommes ouverts à l’immigration et nous pouvoir même mettre en place un quota annuel pour recevoir 100 milles migrants différents. Mais ce n’est pas cette migration qui nous intéresse. », cela m’a immédiatement choqué par le racisme explicite en pleine réunion présidentielle. 

Le ministère du travail devait également gérer le discours qui disait que permettre l’entrée d’étrangers signifiait de la concurrence sur le marché du travail pour les travailleurs brésiliens. Il est important de rappeler que d’importantes centrales syndicales brésiliennes composent le Conseil National de l’Immigration. 

L'architecture normative et institutionnelle à ce moment-là était une politique migratoire contrôlée dans laquelle on approuve chaque demande de visa de travail. Il n'y avait pas d'outils pour régulariser ce type de demande, concentrée sur l’humanitaire et en masse

L'architecture normative et institutionnelle à ce moment-là était une politique migratoire contrôlée dans laquelle on approuve chaque demande de visa de travail. Il n'y avait pas d'outils pour régulariser ce type de demande, concentrée sur l’humanitaire et en masse. Le pays commençait déjà à être vu de manière négative : « Le Brésil détient, à sa frontière, une migration humanitaire, des personnes qui fuient les catastrophes naturelles ». 

Ainsi, la bureaucratie devait absolument créer des sorties pour résoudre les problèmes qu’elle-même provoquait. Beaucoup s’inquiétaient du fait que si on adoptait une posture d’accueil (ce qui ne représente rien de plus que de respecter les obligations internationales du pays) cela stimulerait la venue de plus de personnes et qu’au bout, on aurait une « crise migratoire ». Le typique discours de la peur. Je me demandais : « Mais quelle crise migratoire ? Si le Brésil ne compte pas 15 %, 10 %, ni même 1 % de migrants ? » Un pays continental en pleine croissance économique.

La crise était de les retenir à la frontière, contrairement au droit international. Il manquait une législation actuelle qui puisse prévoir un visa à caractère humanitaire, il manquait une structure au département des Étrangers, il manquait des politiques publiques d’intégration qui puissent les insérer naturellement dans la chaîne productive du pays et donner un large accès aux services, à payer des impôts normalement et pouvoir contribuer avec de nouvelles connaissances et de nouvelles cultures qui ajoutaient de la valeur au pays. 

Donc, même si le CONARE disait qu’il ne s’agissait pas d'asile, que les personnes continueraient à affluer, à faire des demandes d'asile et à entrer par d’autres failles à la frontière. Nous avons déterminé que la Police Fédérale continue à remettre les demandes d'asile et les envoie pour que la CONARE prenne une décision. Pour moi, le défi était de savoir comment nous allions régulariser la permanence des personnes, les protéger et profiter de cette opportunité de la meilleure façon qu’il soit pour le pays. Mais si la demande d'asile était refusée, nous devions renvoyer les personnes. Et celles-ci finiraient par entrer par d’autres voies et resteraient dans l’exclusion et la marginalité au sein même du pays, vulnérables à tous les réseaux d’exploitations illégales. Ce qui était d’intérêt public était donc une nécessité de régulariser les immigrants. 

 

Accepter la demande d'asile était-ce une possibilité ? 

De façon classique, il y a deux exigences pour la sollicitation d'asile : en alléguant des persécutions politiques ou des violations graves et généralisées des droits humains. Et le CONARE n’acceptait pas la justification de l’attribution de l’asile pour des raisons de violations généralisées des droits humains parce qu’il comprenait que la motivation de cette migration était une crise environnementale, une catastrophe environnementale, un tremblement de terre, ainsi, il s’agirait d’une migration plus typiquement économique. Les migrants haïtiens venaient pour faire un nouveau projet de vie. 

Nous en sommes même arrivés à ouvrir le débat à propos de la possibilité de l’inclusion du asile environnemental. Parce qu’il existe des personnes qui doivent se réfugier et protéger leur vie pour des raisons de catastrophes environnementales. Lier l’asile et le changement climatique, mais ce n’est pas passé non plus. Il s’agissait d’une thèse beaucoup trop avant-gardiste à ce moment-là. 

Ainsi, comme je l’ai dit plus tôt, l’ancien Statut de l’Étranger a donné lieu au Conseil National de l’Immigration [CNIg], dépendant du ministère du Travail. La logique de la migration brésilienne était conditionnée à une migration de travail, puisque cela filtrait ceux qui avaient une qualification professionnelle pour entrer au Brésil et permettait de décider du profil du migrant « désirable et celui indésirable ». Mais il y avait une résolution du CNIg, une petite faille administrative pour résoudre des situations très ponctuelles dans le passé. Une résolution administrative qui déclarait que les cas omis par la loi pourraient être approuvés.

Nous avons pris cette résolution (qui a dû être faite à un certain moment pour privilégier quelqu’un) et nous l’avons appliquée aux Haïtiens, avec l’argument suivant : « Ici, il s’agit de cas omis : s’il ne s’agit pas d’un asile, de graves violations des droits humains, fondées sur la peur de la persécution politique, de travail, de visa d’étude, de cas diplomatiques, il s’agit donc d’un cas omis. Si c’est un cas omis, nous allons régulariser sous décision du CNIg. » 

Nous avons dû faire une triangulation, les demandes arrivaient au CONARE, au sein du Ministère de la Justice sous forme de demandes d'asile (qui n’était pas acceptées), ainsi, nous les envoyions au CNIg, au sein du Ministère du Travail, qui se réunissait pour déclarer la confession d’un visa de résidence et le rendre au Département des Étrangers pour qu’il soit régularisé. 

Nous avons créé une force d’intervention interministérielle et nous sommes partis en mission dans l’état de Acre pour réaliser une campagne d’assistance sociale immédiate, pour régulariser les documents, pour accueillir et organiser la migration et orienter pour une intégration locale

Pendant ce temps, nous avons créé une force d’intervention interministérielle et nous sommes partis en mission dans l’état de Acre pour réaliser une campagne d’assistance sociale immédiate, pour régulariser les documents, pour accueillir et organiser la migration et orienter pour une intégration locale. À ce moment-là, la migration à Tabatinga était très résiduelle, la voie s’était pratiquement entièrement concentrée sur Epitaciolândia, dans l’état de Acre, à un poste-frontière qui se trouvait dans le Brésil.

Imaginez à  Epitaciolândia, une petite ville du nord du pays, et où, il y a une semaine avec des pointes à plus de 1 000 personnes. Il n’y avait pas de structure dans la ville pour l’accueil. Les Haïtiens campaient sur les places, nous avons dû donc déployer une structure d’urgence. J’ai coordonné la mission interministérielle et je ne voulais pas d’une structure militaire, je ne voulais pas ces tentes militaires qui rappellent les camps de réfugiés de guerre. J’ai intentionnellement pris la décision de ne pas vouloir mêler les Forces Armées. Je ne voulais pas encore plus de logique de militarisation, puisque je me battais déjà contre la PF dans une conversation difficile à propos de la sécurité parce que pour eux : « le Brésil va recevoir de grands événements, cela pourrait être une porte d’entrée pour les terroristes ». 

Nous avons, donc, pu compter sur une société civile organisée, nous avons embauché des entreprises locales, restauré un hangar de la ville, acheté des matelas, construit une cuisine solidaire. Les personnes recevaient, à partir de là, le protocole de réfugié pour attendre les procédures d’approbation du visa de résident, et une liste avec les noms arrivait à la CNIg pour qu’elle approuve la résidence et renvoie le dossier au ministère de la Justice. Notre volonté était de combiner une entrée en règle avec une destination pour travailler, une destination vers laquelle le migrant pourrait directement être intégré socialement, au sein d’un réseau d’accueil, avec l’intégration à partir d’une inscription nationale des opportunités de travail.

Notre volonté était de combiner une entrée en règle avec une destination pour travailler, une destination vers laquelle le migrant pourrait directement être intégré socialement, au sein d’un réseau d’accueil, avec l’intégration à partir d’une inscription nationale des opportunités de travail

À cette époque-là, les taux de chômage dans le pays étaient au plus bas. Ça n’a pas été difficile de rendre cela possible, puisque, en fait, nous vivions une expansion dans le domaine de la construction civile, sur les chantiers pour les grands événements.

Les migrants sont également allés travailler dans le secteur hôtelier de la région sud du pays, puisque le marché du travail brésilien n’avait pas de professionnels parlant le français et cela a été très bénéfique pour le secteur touristique, principalement hôtelier. 

Ces voies de migration ont une grande communicabilité, ainsi certains migrants congolais et sénégalais, qui avant tentaient d’entrer au Brésil par l’aéroport de Guarulhos et en étaient empêchés et étaient renvoyés vers leur pays dans le vol suivant, ont commencé à emprunter une autre route pour sortir de l’Afrique. Ils allaient jusqu’en Espagne, prenaient le vol vers Quito et s’ajoutaient aux Haïtiens à l’entrée du Brésil. Tout d’un coup, on a donc vu arriver quelques Congolais, des Sénégalais et mêmes quelques Dominicains. C’était quelque chose de résiduel et peu expressif. Et donc, qu’allions-nous faire avec les migrants d’autres nationalités qui arrivaient par le même chemin ?

Notre réponse a été de dire : « tout le monde entre ». Et en même temps, nous avons mis en place un processus de coopération régional avec les autres pays de transit pour coordonner les actions. Nous avons commencé à attribuer les visas encore sur le sol haïtiens, en Equateur, au Pérou pour éviter qu’ils se soumettent aux trafics d’exploitation des passeurs. Et pour qu’ils entrent par la voie aérienne directement vers les grands centres urbains, pas nécessairement dans l’état de Acre. Nous avons commencé à installer à São Paulo et dans d’autres villes centrales, un centre de référence pour l’accueil des migrants, avec le soutien de Caritas et d’autres organisations sociales et de pouvoirs locaux. 

Certains Congolais et Sénégalais musulmans, ont commencé à travailler dans les abattoirs qui exportent vers les pays musulmans, avec l’abattage Halal. Vous voyez à quel point cette migration, qui pourrait être considérée comme en concurrence avec le travail national, a, en réalité, donné de la valeur ajoutée au pays pour la croissance de l’exportation, elle a aidé le Brésil à réaliser les grands événements grâce au travail dans la construction civile, elle a aidé le Brésil à recevoir tout ce grand flux touristique et a aidé un important secteur dans l’exportation brésilienne de la viande, a aidé à diversifier la cuisine en ouvrant des restaurants de spécialités internationales, de nouveaux professeurs dans des écoles de langues, elle a diversifié les arts, tout cela pour ne citer que quelques exemples. 

À ce moment-là, nous avons aussi mobilisé des ressources en créant des partenariats avec les états de la fédération, en repassant l’argent à ces états pour qu’ils créent ce que nous avons appelé les Centres de Référence, Intégration et Accueil aux Migrants, quelque chose comme ça. Il s’agissait d’espaces d’accueil qui proposaient, avec le SESC et le SENAI, des cours de portugais intensifs et quelques autres formations professionnalisantes. Les migrants allaient donc dans ces centres d’accueil et recevaient des formations, le service d’intégration s’ajoutait au Système National d’Emploi. Les entreprises ont commencé à partager les demandes de main d’œuvre, on enregistrait alors ces personnes et on les renvoyait vers les villes respectives, avec déjà un emploi et un salaire garantis.

C’était tout une synergie fédérative, non sans difficultés.  Au fond, c’était un modèle de réponse intégrale, qui a permis une immigration plus cohérente, malgré la xénophobie

C’était tout une synergie fédérative, non sans difficultés.  Au fond, c’était un modèle de réponse intégrale, qui a permis une immigration plus cohérente, malgré la xénophobie. Nous avons fait face à beaucoup de bureaucratie et de conservatismes, mais toute cette expérience a servis à rendre plus fort le débat à propos de la réforme du Statu de l’Étranger et à établir les bases pour créer une nouvelle Loi de Migration. Nous voudrions montrer à quel point notre loi était restrictive et limitante, elle regardait les migrants en tant que sujet de sécurité et réserve de marché, et non pas en mettant les droits humains au centre, elle créait aussi des obstacles pour les formes de migrations non-économiques. Il était clair qu’il fallait créer de nouveaux types de visa et ceux-ci ont été les fondements pour que nous pensions la nouvelle Loi de Migration et qu’ensuite, nous enterrions encore un des déchets de la dictature. 

Pour parvenir à cela, nous avons créé un groupe de travail, des juristes spécialisés pour préparer un nouveau projet de loi. Ils ont préparé une proposition qui est restée longtemps au sein du gouvernement, elle a été ajustée de tous les côtés et finalement envoyée au congrès national, plus tard, elle a été approuvée. Une nouvelle loi qui, entre autres choses, a créé une catégorie de visas qui n’existaient pas dans la loi brésilienne avant, celle du visa humanitaire. 

La migration haïtienne a aidé à améliorer notre législation migratoire, qui favorise aujourd’hui plusieurs groupes d’autres nationalités et à détruire le déchet autoritaire de la dictature toujours présent, le Statut de l’Étranger

La migration haïtienne a aidé à améliorer notre législation migratoire, qui favorise aujourd’hui plusieurs groupes d’autres nationalités et à détruire le déchet autoritaire de la dictature toujours présent, le Statut de l’Étranger.

Entre 2011 et 2014, nous avons régularisé l’entrée d’un peu plus de 100 000 personnes haïtiennes au Brésil. Même si la première réponse brésilienne avait été de ne pas les laisser entrer, nous avons montré dans la pratique que nous pouvions internaliser les Haïtiens, que cela n’affecterait pas notre économie, ni l’offre de travail. Le Brésil avait les conditions de faire cela. Malgré cela, cela n’a presque rien changé aux taux de population migrante. Et dans les statistiques sur la violence, les rapports de situations criminelles ayant pour participants des migrants haïtiens étaient inexistants. 

Toujours en 2014, à l’apogée de tout cela, nous avons réalisé la Première Conférence Nationale à propos de la migration et du asile (COMIGRAR). Pour que la communauté de migrants elle-même participe, pour la première fois, à la formation des politiques publiques migratoires, pour que nous ayons une politique nationale de migration, à l’écoute des migrants eux-mêmes.

Nous avons d’ailleurs reçu le Haut Représentant des Nations Unies pour les Réfugiés, António Guterres, aujourd’hui secrétaire général de l’ONU. Il y a fait un discours très beau, dans lequel il a déclaré que pour la première fois, les migrants étaient appelé à formuler la politique publique de migration. Malgré cela, l’organisation de cette conférence n’a pas été simple, à cause de la résistance à officialiser cette conférence, parce que certaines personnes ne voulaient pas que le résultat devienne automatiquement un projet lié à l’administration publique. 

 

Aujourd’hui, la législation brésilienne est-elle appropriée et en accord avec le potentiel d’accueil du pays ? 

Je pense que par rapport à la législation, oui. Comparé aux autres pays, c’est l’une des législations les plus actuelles. Par rapport à la politique migratoire, non. Nous n’avons pas de politique migratoire claire et compatible avec le potentiel de notre pays. Nous voulons être bien reçus et bien traités à l’étranger, nous devons donc faire de même ici. Nous devons faire du Brésil un pays récepteur de migrants, solidaires, dans lequel on peut établir vraiment des objectifs de réception, des objectifs d’accueil de processus migratoire plus élevés. Nous en avons les moyens, nous le pouvons, nous avons cette obligation mondiale. Le monde est en ébullition et les personnes ont besoin d’endroits stables pour vivre, littéralement. 

Depuis la dictature, le Brésil était un pays d’émigration. C’est seulement durant le gouvernement de Dilma Rousseff, en 2012, que les données se sont inversées. Pour la première fois, nous avons eu plus d’immigrants que d’émigrants. Avec histoire, nous devrions être plus sensibles à ce que signifie la nécessité de personnes d’autres pays de venir ici. Je pense qu’il nous faut plus d’audace pour que nous ayons une politique migratoire plus inclusive, plus ouverte et qui pourraient nous placer dans des nombres plus contributifs en termes de proportions de migration étrangère dans le pays. Cela serait bénéfique pour cultiver des valeurs de diversité, de tolérance et de multiculturalité dans la société. Le Brésil peut être plus proactif en tant que lieu de protection et de solidarité pour ceux qui en ont besoin. Et nous avons les moyens de faire cela.


 

Paulo Abrão | BRÉSIL |

Professeur, PhD en droit et directeur exécutif du WBO (Washington Brasil Office). Il a été secrétaire exécutif de la Commission interaméricaine des droits de l'homme de l'OEA (Organisation des États américains) de 2016 à 2020, directeur de l'Institut de politiques publiques sur les droits de l'homme du Mercosur de 2015 à 2016 et secrétaire national à la justice du Brésil. de 2011 à 2014. lorsqu'il présidait le Conseil national pour les réfugiés.

@PauloAbrao

Éditions Antérieures

Abonnez-vous à la newsletter