photographie

periferias 9 | Justice et droits dans la migration Sud-Sud

photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023

 Une alouette seule ne fait pas le printemps, mais deux peuvent le faire

Un essai poético-visuel aborde la vie quotidienne des migrants à Rio de Janeiro

Pablo Vergara

| Brésil |

mars 2024

traduit par Déborah Spatz

Depuis l’Antiquité, les êtres humains, tout comme les hirondelles, parcourent le monde à la recherche des saisons, des rêves, de travail et d’amours. Parfois, nous migrons de façon volontaire, avec de grands sacs à dos remplis d’utopies, avec la volonté de connaître, d’apprendre et nous nous aventurons vers une nouvelle culture, une nouvelle forme d’idiosyncrasie et de nous approfondir dans les mystères d’un nouveau peuple ; c’est ce qui m’est arrivé. D’autres fois, lamentablement, nous sommes forcés à migrer à cause des difficultés matérielles de la réalité et de la complexité de la société moderne, le résultat du monde de développement ultra-néolibéral de l’humanité actuelle, dans laquelle la migration est devenue une possibilité pour le dépassement d’une crise comme celle-ci. Mais, si exploiter les migrants n’était pas suffisant, on prétend maintenant également les bannir complètement, en fragmentant ainsi leurs vies, leurs familles et leurs sujets.

Même si Rio de Janeiro peut être considéré comme une ville cosmopolite, construite par une main d’œuvre migrante (tant par des migrants provenants d’autres régions du Brésil, que par ceux venant d’autres pays), il s’agit d’une ville contradictoire dans laquelle le thème de la migration a été révélé au monde après le brutal assassinat de Moïse Kabagambe devant le kiosque Tropicália, dans le quartier de Barra da Tijuca, dans la Zone Ouest de Rio. Dans la « citée merveilleuse », le quotidien des communautés de migrants a été révélé. 

La communauté migrante de Rio est diverse, surtout celle provenant du Sud global. Thezis (31 ans), migrant congolais, vit à Nilópolis, dans la Baixa Fluminense, la périphérie de Rio de Janeiro. Il pratique la culture des Sapeurs. Mili est une femme vénézuélienne très gaie qui a trouvé un espace dans la lutte organisée pour obtenir une maison grâce aux mouvements sociaux qui défendent le droit à l’habitat — Mili est une artisane consacrée dans les rues du quartier de Catete. 

Ces deux personnes migrantes sont des exemple de lutte et de la manière dont il est possible de retourner des situations adverses et de s’établir en tant que sujet au Brésil, à partir des réseaux de soutien et de solidarité, soulignant l’importance des communautés et des organisations de migrants qui construisent des liens de coopération — très souvent, ceux-ci servent de bouffée d’oxygène et de motivation pour ceux qui ont laissé derrière eux de profondes relations affectives de familles, d’amis et avec leur territoire.

Des immigrés congolais indignés retirent le panneau « Tropicália » lors de la manifestation à Barra da Tijuca. Photo:  Pablo Vergara | Imagens do Povo 2022
Thezis Luyindula Lutete (31 ans), immigrante congolaise avec sa fille Helena, Nilópolis, Rio de Janeiro. Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023
Mili,"pequenos olhos d’água", Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023

Crée une faille, ma camarade!

Dans l’horizon des tristes naufrages en Méditerranées, des navires inondées par une marée humaine, des murs monumentaux dans les frontières désertiques inhospitalières, ou de vieux trains, parfois également rouillés, qui transportent des migrants centre-américains qui souhaitent traverser les frontières en direction des Etats-Unis, il y a des exceptions : les migrants qui sont des « petits yeux d’eau », comme le disait le poète guérillero salvadorien Roque Dalton, « des graines naissent les fruits ». C’est le cas de Sobeida Milagros de Ortiz, connue sous le nom de Mili, une migrante vénézuélienne de 60 ans, mère de 5 enfants et grand-mère de 15 petits-enfants. Elle vit dans le squat João Almirante Candide, organisé par le Front Internationaliste des Sans Toit, situé dans la rua do Rosário, dans le centre de Rio de Janeiro.

Selon le gouvernement brésilien, ces cinq dernières années, plus de 700 000 migrants vénézuéliens sont arrivés dans le pays. Tout comme Mili, il y a toute une série d’exemples, des migrants qui ont dû quitter leur territoire la recherche d’une nouvelle vie. Il s’agit d’une histoire d’espoir, de collectivité et de nombreux effort au quotidien, qui vient à nous à travers d’une mère, également grand-mère, qui donne tout pour ses enfants et qui rêve d’un jour, peut-être, retourner sur la terre de Bolivar. 

Paulina, la petite-fille de Mili jouant du violoncelle dans l'occupation de João Almirante Cândido. Elle fait partie du projet Action Sociale pour la Musique (ASM) dans le complexe de la favela d'Alemão Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023

"Comme le poulain sur le Bouclier et le tricolore dans le ciel"

Mili est une femme pleine de joie et d’une énergie mobilisatrice. C’est une de ces personnes qui nous volent un sourire, avec qui on aime toujours discuter. Elle a de nombreuses histoires à raconter et une trajectoire de vie riche. À 60 ans, Mili porte la jeunesse dans son esprit. Elle porte toujours des Converse, c’est une artisane politisée, sympathique et amatrice de musique, ce qui fait d’elle une personne très spéciale. Peu à peu, elle parvient à réunir sa famille, chez elle, là où elle vit actuellement ; comme elle le dit si bien : « j’ai réuni toute la famille que j’ai créée ». 

La famille de Mili, c’est une grande famille qui nous reçoit au son du cuatro vénézuélien — un instrument à cordes du folklore musical — , qui ressemble à un ukulélé, très populaire au Vénézuela. Les petits-enfants les plus jeunes cherches les maracas, ainsi que la tonalité, et en quelques instants, quelque chose qui ressemble à un petit groupe folklorique mélange du Brésil et du Vénézuela se créer. Paulina fait une représentation de violoncelle. C’est comme ça que j’ai été reçu dans ce squat, en même temps, on me proposait du café avec de la cachaça. J’ai bu naïvement, en pensant que c’était du Cocuy — une espèce d’eau-de-vie traditionnelle du Vénézuela. Mais, en réalité, l’eau-de-vie carioca avait été « baptisée » avec de la Cachaça 51.

"Como el cocuyo en el aire, 
como la luna en el médano, 
como el potro en el Escudo y el tricolor en el cielo. 
Por aquí pasó, compadre, hacia aquellos montes lejos."

"Comme le bourdon dans l’air, 
comme la lune sur la dune, 
comme le poulain sur le Bouclier et le tricolore dans le ciel.
C’est par ici qu’est passé, compère, en direction des montagnes éloignées."1Extrait de Por aquí pasó”, poème dédié à Simon Bolivar par Alberto Arvelo Torrealba [Vénézuela, 1905 – 1971] 

Mili fabrique son artisanat et le vend dans la rue, dans le quartier de Catete. Elle raconte qu’elle est entrée au Brésil par Pacaraima, dans l’état de Roraima. Les premiJ’ai toujours beaucoup apprécié le peuple vénézuélien : ils sont si gentils, si sympathiques, si drôles et aimants. Ils parlent avec un accent très spécial, qui ressemble à celui des Cubains ; ils ont quelque chose des Antilles, des Caraïbes ; un mélange de la Cordillère, où les Andes se cachent — cette cordillère qui nous unit et qui nous sépare en même temps, à Táchira, à Mérida. Même s’il manquait les arepas, le son du cuatro et ses corde me faisaient me sentir dans une ruelle de Caracas — peut-être dans le quartier 23 Janvier, à Caracas, qui est l’une des plus grandes favelas d’Amérique Latine. 

Ers mois ont été extrêmement difficiles, à cause, de la langue. « Les premiers mois, je me suis sentie déprimée et j’ai voulu rentrer ; ce que je voulais était de vendre mon artisanat, même si l’artisanat se vend tout seul, si ça plaît à quelqu’un », elle m’a parlé de ses premières difficultés au Brésil. « J’ai fait quatre allers-retours, entre 2014 et 2017 ». Après un long voyage à travers plusieurs états brésiliens, elle est arrivée dans l’état de Rio de Janeiro. « Mon ex-compagnon m’a aidé en me payant un billet pour Rio de Janeiro, et je suis partie de Boa Vista direction Rio, en avion. »

Elle est d’abord venue seule, puis très vite, elle a fait venir sa fille Gizele, une belle jeune fille qui a des problèmes auditifs. « La situation politique dans mon pays est difficile, les personnes ont besoin de savoir qu’il existe un embargo contre mon pays. Je ne suis pas une persécutée politique, ni une réfugiée. Je raconte la vérité, je te dis ça avec sincérité. » Mili me raconte qu’elle a toujours voyagé : « Avec mon cuatro vénézuélien, ma musique et mon artisanat, j’ai toujours voyagé. Maintenant, je reste ici pour pouvoir aider ma famille, celle que j’ai construite. Ma famille est grande, ma grand-mère est née aux Canaries et mon grand-père est était afro-descendant », raconte-t’elle à propos de sa grande famille.

 

Comme les ouvrières sont belles, comme les étoiles…  

Mili a vécu dans divers endroits de Rio de Janeiro : certaines favelas de la zone Sud ont été ses refuges. Elle a partagé son loyer avec d’autres compagnons migrants, elle a ainsi transité, comme beaucoup. Elle a vécu dans des favelas connues pour abriter des grandes communautés de migrants latinos, comme « Chapéu Mangueira » et « Babilônia », des favelas proches du bord de mer de la zone sud, ce qui facilite le quotidien de ceux qui vendent de l’artisanat. 

Un jour, elle a commencé à travailler dans les rues de Catete, où elle a croisé la route d’Andre de Paula, leader du FIST (le Front Internationaliste des Sans Toit). Cette rencontre représente un changement structurel dans la vie de Mili, qui à partir de là, a trouvé un espace dans la lutte pour l’habitat. Andre de Paula est connu pour sa lutte en faveur de l’habitat à Rio de Janeiro, il est coordinateur et avocat du Front Internationaliste des Sans Toit. Et c’est grâce aux choses de la vie que Mili a rencontré Andre de Paula. C’est un véritable avant/après. 

À partir de ce moment-là, une amitié est née et a mené Mili à occuper un espace dans le squat João Almirante Candide, qu’elle construit depuis deux ans avec sa famille est les compagnons du FIST. Le squat est un processus qu’elle a construit avec ses filles : « Nous sommes devenues des maçons », nous raconte-t’elle à propos de l’appartement qu’elle a restauré dans le centre de Rio. « Je ne vais rien te cacher, j’ai beaucoup souffert au début, j’ai été mal traitée verbalement. J’ai connu la méchanceté des Brésiliens, ici », ajoute-t’elle à propos des difficultés auxquelles elle a fait face pour consolider son espace. « Le peuple brésilien est très solidaire, mais il y a des gens qui se plaignent de racisme et de xénophobie, ce sont eux qui se montrent comme étant des bonnes personnes, mais en réalité, elles ne le sont pas ». C’est l’histoire de Mili, migrante vénézuélienne qui a su se mobiliser dans divers réseaux de soutien aux organisations qui articulent les migrants.

Thezis Luyindula Lutete (31 ans) Sapeur et électricien, résident de Nilópolis, Rio de Janeiro. Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023

Le sapeur de Nilópolis

C’était un dimanche ensoleillé, de ceux dont le soleil de la Baixada Fluminense fait fondre l’asphalte, et dont la température semble augmenter encore un peu plus lorsqu’on regarde les vitres des fours qui font tourner les poulets rôtis. J’étais au cœur de la ville de Nilópolis, un quartier connu en périphérie de Rio de Janeiro, où se trouve l’école de samba Beija-Flor. C’est dans ce quartier que vit un Sapeur du Congo, Thezis Luyindula Lutete, de 31 ans. Lorsque je suis arrivé chez Thesis, j’ai dû l’attendre dans la rue. Il arrivait avec sa femme, Camila Pereira Firmino de Sá, brésilienne, et leur fille, Helena, portant des sacs de courses ; ce qui est curieux, c’est qu’un long sourire se reflétait au loin. Son sourire illumine tout autour de lui et, par un hasard de la vie, il travaille en tant que technicien électrique. Il illumine littéralement toute la ville. À environ 200 mètres, je l’ai reconnu et j’ai crié « Mais quel sourire ! », et il a commencé à rire. Il avait l’air ému et heureux de savoir qu’un photographe était venu pour tirer son portrait. 

Notre relation avait débuté quelques mois avant, c’était devenu : « Mon ami Thezis » et « Pablo mon ami » sur WhatsApp. Nous étions en contact et c’est exactement après un atelier de photographie à Imagens do Povo que j’ai connu la culture Sapeur. Je m’y suis intéressé et j’ai commencé à chercher des contacts, ce qui m’a mené jusqu’à la famille de Moïse Kabagambe qui m’a donné le contact de Thezis. Ils m’ont dit qu’il pratiquait la culture Sapeur. J’étais curieux et intrigué de savoir de quoi il s’agissait. « Je suis arrivé au Brésil le 16 octobre 2012, c’est mon père qui est arrivé en première et m’a invité pour que je connaisse la famille qu’il avait formé. Il est au Brésil depuis 27 ans, et moi, 11. Quand mon père a quitté le Congo, j’avais un an, je ne l’ai jamais connu personnellement.

Avec le temps, nous avons gardé le contact grâce à des lettres. » raconte Thezis. Il explique qu’il a connu le Brésil grâce à la télévision : « J’ai vu La Citée de Dieu et j’ai commencé à former mon imaginaire à propos du Brésil.  Par téléphone, je n’avais aucune notion, mais grâce à la télévision, j’ai commencé à imaginer comment c’était, le Brésil. Je n’avais jamais connu physiquement mon père, mais il a préparé les documents, il a acheté un billet pour que je vienne du Congo au Brésil, vers l’âge de 21 ou 22 ans. » Thezis nous dit, qu’au début, il ne voulait pas rester — il était en plein projet pour devenir mannequin au Congo et il pensait partir vivre en Europe et vivre de la culture Sapeur, mais en arrivant au Brésil, il s’est peu à peu établit. 

« Mon père m’a donné un dictionnaire Larousse français-portugais ; j’ai commencé à étudier et à apprendre », raconte-t-il. Thezis a commencé à travailler en tant qu’aide de chantier avec des contrats temporaires et a réglé sa situation administrative peu à peu. Il raconte qu’il a eu des difficultés à être payé pour son travail, puisque, bien souvent, on ne lui payait pas ce qui avait été convenu ou alors, il n’était payé que longtemps après. C’est comme cela qu’il a connu des gens qui avait une entreprise d’électricité.

Thezis avait déjà une formation complète en tant que technicien électrique au Congo, et une coupure d’électricité sur un chantier allait changer son destin. « Un beau jour, j’ai préparé mon CV et je me suis présenté à la porte de l’entreprise. Lorsqu’ils m’ont vu, je leur ai bien plu et ils m’ont tout de suite pris dans leurs bras. Deux supérieurs sont arrivés, je les ai remerciés et je leur ai donné mon CV. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel pour commencer à travailler, en tant qu’aide. » Thezis poursuit : « J’ai commencé en tant qu’aide et peu à peu, j’ai mis mes papiers en règle pour devenir électricien. Je me suis qualifié en tant que professionnel et j’ai été mis en avant ».

Les origines de Thezis dans la culture Sapeur remontent à sa jeunesse au Congo. Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023
Thézis se prépare comme Sapeur. Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023
Thezis as a sapeur. Photo: Pablo Vergara | Imagens do Povo 2023

Depuis tout petit, Thezis raconte qu’il fait partie de la culture Sapeur, que son père était un Sapeur au Congo et qu’il a toujours aimé bien s’habiller. Depuis tout petit, il a appris ce qu’était la SAP : « Aujourd’hui, je suis reconnu, on me respecte beaucoup pour la qualité d’élégance que je présente au public. » « SAP » est l’abréviation de « La Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes », une espèce d’association de personnes élégantes, une philosophie de vie née au Congo après la libération de la République démocratique du Congo. « Lorsque nous nous habillons de manière élégante, nous montrons que nous sommes élégants et du même niveau », décrit Thezis. « Lorsqu’on ne te remarque pas, tu es au bord de la mort », ajoute notre Sapeur de la Baixada Fluminense.  

 

Solidarité et communautés

La solidarité et la coopération sont extrêmement nécessaires pour les migrants. Bien sauvent, elles représentent le support émotionnel qui nous aide à créer des racines dans le nouveau pays, à pouvoir manger et entendre notre langue native, ce qui nous connecte à notre communauté et provoque une tentation de permanence à l’extérieur. 

Un migrant, pour pouvoir se réaliser, doit territorialiser des pratiques qu’il porte dans sa mémoire affective, en d’autres termes, il doit pouvoir disposer d’éléments qui élargissent sa subjectivité et sa plénitude, ainsi que des liens communautaires qui deviennent beaucoup plus importants pour le développement d’un migrant, que soit par le sport, la culture, la musicalité, la gastronomie ou les pratiques qui nous connectent à notre passé-présent, puisque nous sommes également ce que nous avons été. Pouvoir construire ce mouvement dialectique est essentiel dans la construction du quotidien d’un migrant. 


 

Pablo Vergara | CHILE |

Photographe documentaire. Il est diplômé en architecture et urbanisme de l'Université du Chili (2010). Il est également diplômé en photojournalisme et projets photodocumentaires de l'UNAM (2023). Il concentre son travail sur la photographie sociale, sur l'axe des droits de l'homme et des mouvements sociaux. Il travaille sur les thèmes : migration, conflits agraires, droit au logement, agroécologie, communautés restantes et documente le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre.

pablo.vergara.c@gmail.com

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